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Page:Montesquieu - Œuvres complètes, éd. Laboulaye, t7.djvu/139

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SUR LE GOUT

bornes, et elle voudrait, pour ainsi dire, étendre la sphère de sa présence : ainsi c’est un grand plaisir pour elle de porter sa vue au loin. Mais comment le faire ? Dans les villes, notre vue est bornée par des maisons : dans les campagnes, elle l’est par mille obstacles ; à peine pouvons-nous voir trois ou quatre arbres. L’art vient à notre secours, et nous découvre la nature qui se cache elle-même. Nous aimons l’art, et nous l’aimons mieux que la nature, c’est-à-dire la nature dérobée à nos yeux ; mais quand nous trouvons de belles situations, quand notre vue en liberté peut voir au loin des prés, des ruisseaux, des collines, et ces dispositions qui sont, pour ainsi dire, créées exprès, elle est bien autrement enchantée que lorsqu’elle voit les jardins de Le Nostre ; parce que la nature ne se copie pas, au lieu que l’art se ressemble toujours. C’est pour cela que dans la peinture nous aimons mieux un paysage que le plan du plus beau jardin du monde ; c’est que la peinture ne prend la nature que là où elle est belle, là où la vue se peut porter au loin et dans toute son étendue, là où elle est variée, là où elle peut être vue avec plaisir.

Ce qui fait ordinairement une grande pensée, c’est lorsqu’on dit une chose qui en fait voir un grand nombre d’autres, et qu’on nous fait découvrir tout d’un coup ce que nous ne pouvions espérer qu’après une grande lecture.

Florus nous représente en peu de paroles toutes les fautes d’Annibal. « Lorsqu’il pouvait, dit-il, se servir de la victoire, il aima mieux en jouir : cum victoria posset uti, frui maluit. »

Il nous donne une idée de toute la guerre de Macédoine, quand il dit : « Ce fut vaincre que d’y entrer : introisse victoria fuit. »