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SUR LE GOUT

sent : elles se développent par degrés, cachent les événements jusqu’à ce qu’ils arrivent, nous préparent toujours de nouveaux sujets de surprise, et souvent nous piquent en nous les montrant tels que nous aurions dû les prévoir.

Enfin les ouvrages d’esprit ne sont ordinairement lus que parce qu’ils nous ménagent des surprises agréables, et suppléent à l’insipidité des conversations, presque toujours languissantes, et qui ne font point cet effet.

La surprise peut être produite par la chose, ou par la manière de l’apercevoir : car nous voyons une chose plus grande ou plus petite qu’elle n’est en effet, ou différente de ce qu’elle est ; ou bien nous voyons la chose même, mais avec une idée accessoire qui nous surprend. Telle est dans une chose l’idée accessoire de la difficulté de l’avoir faite, ou de la personne qui l’a faite, ou du temps où elle a été faite, ou de la manière dont elle a été faite, ou de quelque autre circonstance qui s’y joint.

Suétone nous décrit les crimes de Néron avec un sang-froid qui nous surprend, en nous faisant presque croire qu’il ne sent point l’horreur de ce qu’il décrit. Il change de ton tout à coup, et dit : « L’univers ayant souffert ce monstre pendant quatorze ans, enfin il l’abandonna : Tale monstrum per quatuordecim annos perpessus terrarum orbis, tandem destituit[1]. » Ceci produit dans l’esprit différentes sortes de surprises ; nous sommes surpris du changement de style de l’auteur, de la découverte de sa différente manière de penser, de sa façon de rendre en aussi peu de mots une des grandes révolutions qui soit arrivée : ainsi l’âme trouve un très-grand nombre de sentiments différents qui concourent à l’ébranler et à lui composer un plaisir.

  1. Suétone, Vie de Néron, chap.