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Page:Montesquieu - Considérations, éd. Barckhausen, 1900.djvu/46

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GRANDEUR DES ROMAINS ET LEUR DÉCADENCE

naient au point où elles sont à présent parmi nous : l’avarice de quelques particuliers et la prodigalité des autres faisaient passer les fonds de terre dans peu de mains, et d’abord les arts s’introduisaient pour les besoins mutuels des riches et des pauvres. Cela faisait qu’il n’y avait presque plus de citoyens ni de soldats : car les fonds de terre destinés auparavant à l’entretien de ces derniers étaient employés à celui des esclaves et des artisans, instruments du luxe des nouveaux possesseurs ; sans quoi l’État, qui malgré son dérèglement doit subsister, aurait péri. Avant la corruption, les revenus primitifs de l’État étaient partagés entre les soldats, c’est-à-dire les laboureurs ; lorsque la République était corrompue, ils passaient d’abord à des hommes riches, qui les rendaient aux esclaves et aux artisans ; d’où on en retirait, par le moyen des tributs, une partie pour l’entretien des soldats.

Or ces sortes de gens n’étaient guère propres à la guerre : ils étaient lâches et déjà corrompus par le luxe des villes et souvent par leur art même ; outre que, comme ils n’avaient point proprement de patrie, et qu’ils jouissaient de leur industrie partout, ils avaient peu à perdre ou à conserver.

Dans un dénombrement de Rome fait quelque temps après l’expulsion des Rois[1], et dans celui que Démétrius de Phalère fit à Athènes[2], il se trouva, à peu près, le même nombre d’habitants : Rome en avait quatre cent quarante mille ; Athènes, quatre cent trente et un mille. Mais ce dénombrement de Rome tombe dans un temps où elle était dans la force de son institution, et celui d’Athènes, dans un temps où elle était entièrement corrompue. On trouva que le nombre des citoyens pubères faisait à Rome le quart de ses habitants, et qu’il faisait à Athènes un peu moins du vingtième. La puissance de Rome était donc à celle d’Athènes, dans

  1. C’est le dénombrement dont parle Denys d’Halicarnasse dans le liv. IX, art. 25, et qui me paraît être le même que celui qu’il rapporte à la fin de son sixième livre, qui fut fait seize ans après l’expulsion des Rois.
  2. Ctésiclès, dans Athénée, liv. VI.