Page:Montesquieu - Esprit des Lois - Tome 1.djvu/138

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suffisance pour élire, n’en ont pas assez pour être élus ; de même le peuple qui a assez de capacité pour se faire rendre compte de la gestion des autres, n’est pas propre à guérir par lui-même.

Il faut que les affaires aillent, & qu’elles aillent un certain mouvement qui ne soit ni trop lent ni trop vite. Mais le peuple a toujours trop d’action, ou trop peu. Quelquefois avec cent mille bras il renverse tout ; quelquefois avec cent mille pieds il ne va que comme les insectes.

Dans l’état populaire, on divise le peuple en de certaines classes. C’est dans la maniere de faire cette division, que les grands législateurs se sont signalés ; & c’est de-là qu’ont toujours dépendu la durée de la démocratie, & sa prospérité.

Servius-Tullius suivit, dans la composition de ses classes, l’esprit de l’aristocratie. Nous voyons dans Tite-Live[1] & dans Denys d’Halicarnasse[2], comment il mit le droit de suffrage entre les mains des principaux citoyens. Il avoit divisé le peuple de Rome en cent quatre-vingt-treize centuries, qui formoient six classes. Et mettant les riches, mais en plus petit nombre, dans les premieres centuries ; les moins riches, mais en plus grand nombre, dans les suivantes ; toute la foule des indigens dans la derniere : & chaque centurie n’ayant qu’une voix[3], c’étoient les moyens & les richesses qui donnoient le suffrage, plutôt que les personnes.

Solon divisa le peuple d'Athenes en quatre classes. Conduit par l’esprit de la démocratie, il ne les fit pas pour fixer ceux qui devroient élire, mais ceux qui pouvoient être élus : & laissant à chaque citoyen le droit d’élection, il voulut[4] que dans chacune de ces qua-

  1. Liv. I.
  2. Liv. IV, art. 15 & suiv.
  3. Voyez dans les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains & de leur décadence, ch. IX, comment cet esprit de Servius Tullius se conserva dans la république.
  4. Denys d’Halicarnasse, éloge d’Isocrate, p. 97, t. 2. édition de Weehelius. Pollux, liv. VIII, ch. X, art. 130.