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CHAPITRE V.

Des loix relatives à la nature de l’état despotique.


IL résulte de la nature du pouvoir despotique, que l’homme seul qui l’exerce, le fasse de même exercer par un seul. Un homme à qui ses cinq sens disent sans cesse qu’il est tout, & que les autres ne sont rien, est naturellement paresseux, ignorant, voluptueux. Il abandonne donc les affaires. Mais, s’il les confioit à plusieurs, il y auroit des disputes entre eux ; on feroit des brigues pour être le premier esclave ; le prince seroit oblige de rentrer dans l’administration. Il est donc plus simple qu’il l’abandonne à un vizir[1], qui aura d’abord la même puissance que lui. L’établissement d’un vizir est, dans cet état, une loi fondamentale.

On dit qu’un pape, à son élection, pénétré de son incapacité, fit d’abord des difficultés infinies. Il accepta enfin, & livra à son neveu toutes les affaires. Il étoit dans l’admiration, & disoit : "Je n’aurois jamais cru que cela eût été si aisé." Il en est de même des princes d’orient. Lorsque, de cette prison où des eunuques leur ont affoibli le cœur & l’esprit, & souvent leur ont laissé ignorer leur état même, on les tire pour les placer sur le trône ; ils sont d’abord étonnés : mais, quand ils ont fait un vizir ; & que, dans leur serrail, ils se sont livrés aux passions les plus brutales ; lorsqu’au milieu d’une cour abbattue, ils ont suivi leurs caprices les plus stupides, ils n’auroient jamais cru que cela eût été si aisé.

Plus l’empire est étendu, plus le serrail s’aggrandit ; & plus, par conséquent, le prince est enivré de plaisirs. Ainsi, dans ces états, plus le prince a de peuples à gouverner, moins il pense au gouvernement ; plus les affaires y sont grandes, moins on y délibere sur les affaires.

  1. Les rois d’orient ont toujours des vizirs, dit M. Chardin.