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jamais d’appointemens de leur magistrature. Les principaux de la république furent taxés comme les autres ; ils le furent même plus, & quelquefois ils le furent seuls. Enfin, bien loin de se partager les revenus de l’état, tout ce qu’ils purent tirer du trésor public, tout ce que la fortune leur envoya de richesses, ils le distribuerent au peuple, pour se faire pardonner leurs honneurs[1].

C’est une maxime fondamentale, qu’autant que les distributions faites au peuple ont de pernicieux effets dans la démocratie, autant en ont-elles de bons dans le gouvernement aristocratique. Les premieres font perdre l’esprit de citoyen, les autres y ramenent.

Si l’on ne distribue point les revenus au peuple, il faut lui faire voir qu’ils sont bien administrés : les lui montrer, c’est, en quelque maniere, l’en faire jouir. Cette chaîne d’or que l’on tendoit à Venise, les richesses que l’on portoit à Rome dans les triomphes, les trésors que l’on gardoit dans le temple de Saturne, étoient véritablement les richesses du peuple.

Il est sur-tout essentiel, dans l’aristocratie, que les nobles ne levent pas les tributs. Le premier ordre de l’état ne s’en mêloit point à Rome : on en chargea le second ; & cela même eut, dans la suite, de grands inconvéniens. Dans une aristocratie où les nobles leveroient les tributs, tous les particuliers seroient à la discrétion des gens d’affaires ; il n’y auroit point de tribunal supérieur qui les corrigeât. Ceux d’entre eux préposés pour ôter les abus, aimeroient mieux jouir des abus. Les nobles seroient comme les princes des états despotiques, qui confisquent les biens de qui il leur plaît.

Bientôt les profits qu’on y feroit, seroient regardés comme un patrimoine, que l’avarice étendroit à sa fantaisie. On feroit tomber les fermes ; on réduiroit à rien les revenus publics. C’est par-là que quelques états, sans

  1. Voyez, dans Strabon, liv. XIV, comment les Rhodiens se conduisirent à cet égard.