Page:Montesquieu - Esprit des Lois - Tome 1.djvu/264

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plus de déférence, ni les maîtres plus de soumission. Tout le monde parviendra à aimer ce libertinage : la gêne du commandement fatiguera, comme celle de l’obéissance. Les femmes, les enfans, les esclaves n’auront de soumission pour personne. Il n’y aura plus de mœurs, plus d’amour de l’ordre, enfin plus de vertu.

On voit, dans le banquet de Xénophon, une peinture bien naïve d’une république où le peuple a abusé de l’égalité. Chaque convive donne, à son tour, la raison pourquoi il est content de lui. "Je suis content de moi, dit Chamides, à cause de ma pauvreté. Quand j’étois riche, j’étois obligé de faire ma cour aux calomniateurs, sçachant bien que j’étois plus en état de recevoir du mal d’eux que de leur en faire : la république me demandoit toujours quelque nouvelle somme : je ne pouvois m’absenter. Depuis que je suis pauvre, j’ai acquis de l’autorité : personne ne me menace, je menace les autres : je puis m’en aller, ou rester. Déja les riches se levent de leurs places, & me cedent le pas. Je suis un roi, j’étois esclave : je payois un tribut à la république, aujourd’hui elle me nourrit : je ne crains plus de perdre, j’espere d’acquérir."

Le peuple tombe dans ce malheur, lorsque ceux à qui il se confie, voulant cacher leur propre corruption, cherchent à le corrompre. Pour qu’il ne voie pas leur ambition, ils ne lui parlent que de sa grandeur ; pour qu’il n’apperçoive pas leur avarice, ils flattent sans cesse la sienne.

La corruption augmentera parmi les corrupteurs, & elle augmentera parmi ceux qui sont déja corrompus. Le peuple se distribuera tous les deniers publics ; &, comme il aura joint à sa paresse la gestion des affaires, il voudra joindre à sa pauvreté les amusemens du luxe. Mais, avec sa paresse & son luxe, il n’y aura que le trésor public qui puisse être un objet pour lui.

Il ne faudra pas s’étonner, si l’on voit les suffrages se donner pour de l’argent. On ne peut donner beaucoup au peuple, sans retirer encore plus de lui : mais, pour retirer de lui, il faut renverser l’état. Plus il pa-