Page:Montesquieu - Esprit des Lois - Tome 1.djvu/350

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ner qu’on les prendroit dans celui des chevaliers : changement si considérable, que le tribun se vanta d’avoir, par une seule rogation, coupé les nerfs de l’ordre des sénateurs.

Il faut remarquer que les trois pouvoirs peuvent être bien distribués par rapport à la liberté de la constitution, quoiqu’ils ne le soient pas si bien dans le rapport avec la liberté du citoyen. A Rome, le peuple ayant la plus grande partie de la puissance législative, une partie de la puissance exécutrice, & une partie de la puissance de juger, c’étoit un grand pouvoir qu’il falloit balancer par un autre. Le sénat avoit bien une partie de la puissance exécutrice ; il avoit quelque branche de la puissance législative[1] : mais cela ne suffisoit pas pour contrebalancer le peuple. Il falloit qu’il eût part à la puissance de juger ; & il y avoit part, lorsque les juges étoient choisis parmi les sénateurs. Quand les Gracques priverent les sénateurs de la puissance de juger[2], le sénat ne put plus résister au peuple. Ils choquerent donc la liberté de la constitution, pour favoriser la liberté du citoyen ; mais celle-ci se perdit avec celle-là.

Il en résulta des maux infinis. On changea la constitution dans un temps où, dans le feu des discordes civiles, il y avoit à peine une constitution. Les chevaliers ne furent plus cet ordre moyen qui unissoit le peuple au sénat ; & la chaîne de la constitution fut rompue.

Il y avoit même des raisons particulieres qui devoient empêcher de transporter les jugemens aux chevaliers. La constitution de Rome étoit fondée sur ce principe que ceux-là devoient être soldats, qui avoient assez de bien pour répondre de leur conduite à la république. Les chevaliers, comme les plus riches, formoient la cavalerie des légions. Lorsque leur dignité fut augmentée ils ne

voulu-

  1. Les sénatus-consultes avoient force pendant un an, quoiqu’ils ne fussent pas confirmés par le peuple. Denys d’Halicarnasse, liv. IX, page 595 ; & liv. XI, page 535.
  2. En l’an 630.