Page:Montesquieu - Esprit des Lois - Tome 1.djvu/49

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portantes, que l’auteur approfondit, en paroissant glisser sur elles. Dans cette espece de tableau mouvant, Usbek expose sur-tout, avec autant de légéreté que d’énergie, ce qui a le plus frappé parmi nous ses yeux pénétrans ; notre habitude de traiter sérieusement les choses les plus futiles, & de tourner les plus importantes en plaisanterie ; nos conversations si bruyantes & si frivoles ; notre ennui dans le sein du plaisir même ; nos préjugés & nos actions en contradiction continuelle avec nos lumieres ; tant d’amour pour la gloire, joint à tant de respect pour l’idole de la faveur ; nos courtisans si rampans & si vains ; notre politesse extérieure, & notre mépris réel pour les étrangers, ou notre prédilection affectée pour eux ; la bisarrerie de nos goûts, qui n’a rien au-dessus d’elle, que l’empressement de toute l’Europe à les adopter ; notre dédain barbare pour deux des plus respectables occupations d’un citoyen, le commerce & la magistrature ; nos disputes littéraires si vives & si inutiles ; notre fureur d’écrire avant que de penser, & de juger avant que de connoître. A cette peinture vive, mais sans fiel, il oppose, dans l’apologue des Troglodites, le tableau d’un peuple vertueux, devenu sage par le malheur : morceau digne du portique. Ailleurs, il montre la philosophie long-temps étouffée, reparoissant tout-à-coup, regagnant, par ses progrès, le temps qu’elle a perdu ; pénétrant jusques chez les Russes à la voix d’un génie qui l’appelle ; tandis que, chez d’autres peuples de l’Europe, la superstition, semblable à une atmosphere épaisse, empêche la lumiere qui les environne de toutes parts d’arriver jusqu’à eux. Enfin, par les principes qu’il établit sur la nature des gouvernemens anciens & modernes, il présente le germe de ces idées lumineuses, développées depuis par l’auteur dans son grand ouvrage.

Ces différens sujets, privés aujourd’hui des graces de la nouveauté qu’ils avoient dans la naissance des lettres