Page:Montesquieu - Esprit des Lois - Tome 2.djvu/116

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


CHAPITRE XIX.

Que c’est moins la vérité ou la fausseté d’un dogme, qui le rend utile ou pernicieux aux hommes dans l’état civil, que l’usage ou l’abus que l’on en fait.


LES dogmes les plus vrais & les plus saints peuvent avoir de très-mauvaises conséquences, lorsqu’on ne les lie pas avec les principes de la société ; &, au contraire, les dogmes les plus faux en peuvent avoir d’admirables, lorsqu’on fait qu’ils se rapportent aux mêmes principes.

La religion de Confucius nie l’immortalité de l’ame[1]; & la secte de Zénon ne la croyait pas. Qui le diroit ? ces deux sectes ont tiré de leurs mauvais principes des conséquences, non pas justes, mais admirables pour la société. La religion des Tao & des Foë croit l’immortalité de l’ame : mais, de ce dogme si saint, ils ont tiré des conséquences affreuses.

Presque par tout le monde, & dans tous les temps, l’opinion de l’immortalité de l’ame, mal prise, a engagé les femmes, les esclaves, les sujets, les amis, à se tuer, pour aller servir dans l’autre monde l’objet de leur respect ou de leur amour. Cela étoit ainsi dans les Indes occidentales ; cela étoit ainsi chez les Danois[2]; & cela est


  1. Un philosophe Chinois argumente ainsi contre la doctrine de Foë. Il est dit, dans un livre de cette secte, que notre corps est notre domicile, & l’ame l’hôtesse immortelle qui y loge : mais, si le corps de nos parens n’est qu’un logement, il est naturel de le regarder avec le même mépris qu’on a pour un amas de boue & de terre. N’est-ce pas vouloir arracher du cœur la vertu de l’amour des parens ? Cela porte de même à négliger le soin du corps, & à lui refuser la compassion & l’affection si nécessaires pour sa conservation : ainsi les disciples de Foë se tuent à milliers. Ouvrage d’un philosophe Chinois, dans le recueil du pere du Halde, tome III, page 52.
  2. Voyez Thomas Bartholin, antiquités Danoises.