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HISTOIRE VÉRITABLE

Je disois en moy même : « Tous ces esclaves, ces femmes et moy, ne sommes que les ministres des délices d’un seul. C’est pour les assurer qu’une main barbare m’a mis dans l’état où je me vois. Je suis tourmenté pour qu’il soit plus tranquille ; il nage dans les plaisirs, il jouit pour jouir encore, et moy, bien loin de posséder, je n’ay pas seulement d’idées que je ne trouve vaines, ni de désirs dont je ne sente aussitôt l’illusion. »

Mon Génie, qui voulut me faire une grande leçon, fit changer de demeure à mon âme. J’animay le corps de mon maître, et son âme anima le mien. Mais j’avoue que je ne me trouvay guère plus heureux lorsque j’eus tout, que je ne l’avois été lorsque je n’avois rien.

Je me sentis accablé de maladies, de lassitudes et de dégoûts. La présence d’une femme ne me promettoit plus qu’une foiblesse plus grande. Que vous dirai-je de ces amours commencés et finis par l’impuissance ? Produit infortuné de ce que les sens qui se secourent ont de plus recherché ! effort imbécille de toutes leurs tentatives ensemble ! situation étrange, où l’on est auprès du comble de la félicité, sans en avoir l’espérance[1] !

Je revis celle que j’avois autrefois adorée. Si l’on m’avoit dit, pour lors, qu’il viendroit un jour où sa beauté ne toucheroit plus mon âme, je ne l’aurois

  1. Cette dernière phrase, de la main de Montesquieu, remplace les deux lignes suivantes, soigneusement biffées par lui : « lâche confession de la défaite, au milieu du champ préparé pour la victoire ! »