Page:Montesquieu - Histoire véritable, éd. Bordes de Fortage, 1902.djvu/87

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
63
HISTOIRE VÉRITABLE

Je fus, dans la suite, attaché à un Dieu domestique, qui avoit l’œil sur une des maisons les plus opulentes de la ville où nous étions. Je ne vous feray pas l’histoire de ceux qui l’habitoient, mais vous pouvés bien compter que, s’ils avoient conçu quelque mauvaise action, ils la venoient toujours faire devant nous. Le maître de la maison étoit un grave magistrat, et, quand il se montroit au public, je l’entendois parler comme auroit pu faire la justice même ; mais, quand il avoit quitté sa robe, je n’ay jamais vu un si malhonnête homme. Il est vray que sa femme le traitoit comme il traitoit le public ; elle tenoit, devant luy, les discours du monde les plus chastes, mais, dans son absence, c’étoit un mari bien ajusté ; et la petite fille était un modèle de vertu, devant sa mère ; mais elle devint grosse à quinze ans. Si vous aviés vu le vacarme qu’ils luy firent, et combien de fois par jour ils luy reprochoient d’avoir déshonoré sa famille ! — « Ah ! les grands fripons ! disoit mon maître, ils ne se seroient point souciés de l’action, s’il n’y avoit eu que nous qui l’eussions sçue. »

Pendant que j’étois parmy les Génies, il arriva un grand malheur à un petit incube de nos amis. Il perdit son chapeau, et un homme le trouva. Cela mit la prospérité dans ses affaires, car le pauvre Dieu étoit obligé de le servir. C’étoit bien le plus malheureux petit Génie qu’il y eût. Son maître, qui jouoit depuis le matin jusqu’au soir, ne luy laissoit pas un moment de relâche. Il luy falloit passer dans le cornet, y être ballotté, diriger les dez, les suivre sur la table, et encore, la plupart du tems, juroit-on contre luy.