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HISTOIRE VÉRITABLE


aux deux vies qui ont précédé celle où je suis actuellement, et ont préparé, je crois, mon caractère.

Je nacquis à Naples, et le Génie qui présidoit à ma naissance ayant examiné les fibres de ma langue et de mon cerveau, jugea que je serois quelque jour infatigable dans la conversation. Dans mon enfance, ma mère, qui m’entendoit jaser sans cesse, s’épanouissoit de trouver en moy sa parfaite image, et elle passoit sa vie à faire comprendre à tous les gens qui vouloient l’écouter que tout ce que je disois étoit très plaisant[1]. On dit qu’étant en rhétorique, j’attrapay si bien cette science, que je parlois toujours. Dès que j’eus quitté les écoles, je me fis avocat. J’excellois surtout à étendre mes raisons, et, quand j’en faisois valoir une, j’étois comme ces ouvriers qui font d’un petit lingot d’or un fil de deux cents lieues de long, ou une superficie qui peut couvrir tout un pays. Ayant eu une fluxion de poitrine, je quittay le barreau et me fit médecin. Je continuay à jouir de mon talent naturel. Je ne souffrois point que mes malades me parlassent de leur mal, car, quoique je leur fisse des questions, je répondois toujours pour eux. Je n’étois pas fort scavant, et, pendant que mes collègues alloient faire leurs sacrifices à Esculape, moy je faisois les miens au Dieu du hazard ; et quand l’accident de quelque homme connu, dont j’avois un peu précipité la vie, faisoit murmurer contre moy, j’avois la ressource de multiplier mes paroles, ce qui me rendoit l’estime publique. Dans ma vieillesse, je

  1. Montesquieu avait écrit d’abord : « Que j’étois le plus aimable petit enfant qu’il y eût au monde. »