Page:Montesquieu - Lettres persanes II, 1873.djvu/114

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romans, elle souhaita que je lui parlasse des nôtres : ce que je lui en dis redoubla sa curiosité ; elle me pria de lui faire traduire un fragment de quelques-uns de ceux que j’ai apportés. Je le fis, et je lui envoyai, quelques jours après, un conte persan : peut-être seras-tu bien aise de le voir travesti.

Du temps de Cheik-Ali-Can, il y avoit en Perse une femme nommée Zuléma : elle savoit par cœur tout le saint Alcoran ; il n’y avoit point de dervis qui entendît mieux qu’elle les traditions des saints prophètes ; les docteurs arabes n’avoient rien de si mystérieux qu’elle n’en comprît tous les sens ; et elle joignoit à tant de connaissances un certain caractère d’esprit enjoué, qui laissoit à peine deviner si elle vouloit amuser ceux à qui elle parloit, ou les instruire.

Un jour qu’elle étoit avec ses compagnes dans une des salles du sérail, une d’elles lui demanda ce qu’elle pensoit de l’autre vie, et si elle ajoutoit foi à cette ancienne tradition de nos docteurs, que le paradis n’est fait que pour les hommes.

C’est le sentiment commun, leur dit-elle ; il n’y a rien que l’on n’ait fait pour dégrader notre sexe. Il y a même une nation répandue par toute la Perse, qu’on appelle la nation juive, qui soutient, par l’autorité de ses livres sacrés, que nous n’avons point d’âme.

Ces opinions si injurieuses n’ont d’autre origine que l’orgueil des hommes, qui veulent porter leur supériorité au-delà même de leur vie ; et ne pensent pas que, dans le grand jour, toutes les créatures paroîtront devant Dieu comme le néant, sans qu’il y ait entre elles de prérogatives que celles que la vertu y aura mises.