Page:Montesquieu - Lettres persanes II, 1873.djvu/144

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ministre sans probité n’est pas de desservir son prince et de ruiner son peuple : il y en a un autre, à mon avis, mille fois plus dangereux ; c’est le mauvais exemple qu’il donne.

Tu sais que j’ai longtemps voyagé dans les Indes. J’y ai vu une nation, naturellement généreuse, pervertie en un instant, depuis le dernier de ses sujets jusqu’aux plus grands, par le mauvais exemple d’un ministre : j’y ai vu tout un peuple, chez qui la générosité, la probité, la candeur et la bonne foi ont passé de tout temps pour les qualités naturelles, devenir tout à coup le dernier des peuples ; le mal se communiquer, et n’épargner pas même les membres les plus sains ; les hommes les plus vertueux faire des choses indignes ; et violer, les premiers principes de la justice, sur ce vain prétexte qu’on la leur avoit violée.

Ils appeloient des lois odieuses en garantie des actions les plus lâches ; et nommoient nécessité l’injustice et la perfidie.

J’ai vu la foi des contrats bannie, les plus saintes conventions anéanties, toutes les lois des familles renversées. J’ai vu des débiteurs avares, fiers d’une insolente pauvreté, instruments indignes de la fureur des lois et de la rigueur des temps, feindre un paiement au lieu de le faire, et porter le couteau dans le sein de leurs bienfaiteurs.

J’en ai vu d’autres, plus indignes encore, acheter presque pour rien, ou plutôt ramasser de terre des feuilles de chêne, pour les mettre à la place de la substance des veuves et des orphelins.

J’ai vu naître soudain, dans tous les cœurs, une soif insatiable des richesses. J’ai vu se former