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MONTESQUIEU

» Ce qui me charmoit dans le Génie que je servois, c’est qu’il n’étoit ni ambigu, ni obscur, et qu’il disoit franchement tout ce qu’il savoit. « Que faut-il que je fasse pour devenir heureux ? » lui dit un suppliant. — « Rien, mon ami, » répondit-il. — « Comment rien ? » — « Rien, vous dis-je. » — « Vous croyez donc que je suis heureux ? » — « Non, je crois, au contraire, que vous l’êtes très peu. » — « Pourquoi ne voulez-vous donc pas que je travaille à le devenir ? » — « C’est qu’on peut l’être, et qu’on ne peut pas le devenir. »

» Je fus envoyé pour servir un Génie appelé Plutus, qui est le Dieu des richesses chez les Grecs. Comme il permettoit que je lui parlasse librement, je lui dis : « Monseigneur, il me semble que vous ne faites guère d’attention au mérite des personnes. Vous accordez et vous refusez sans raison. Il n’y a pas de métier plus facile à faire que le vôtre : il ne vous en coûte pas, dans la journée, un quart d’heure de réflexion. » — « Mon ami, me dit-il, je préside aux richesses, et la fortune distribue les dignités. Nous donnons sans choix et sans égards, parce que ce sont des choses qui ne peuvent pas faire le bonheur de ceux qui les reçoivent. » — « Et pourquoi cela ? » répondis-je. — « C’est que Jupiter n’a pas voulu mettre la félicité dans des choses que tout le monde ne peut pas avoir. Les richesses d’un homme supposent la pauvreté d’un nombre infini d’autres, et la grandeur d’un mortel, l’abaissement de tous ceux qui lui obéissent. » — « Qu’est-ce qui peut donc rendre les hommes heureux ? » repris-je. — « Ce sont les biens réels, qui sont dans eux-mêmes, et ne sont fondés ni