Page:Montesquieu - Pensées et Fragments inédits, t1, 1899.djvu/68

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72 (217o. m, f° 35g v°). — A mon Petit-Fils. — J’avois pensé à vous donner des préceptes de morale. Mais, si vous ne l’avez pas dans le cœur, vous ne la trouverez pas dans les livres.

5 Ce n’est point notre esprit, c’est notre âme qui nous conduit.

Ayez des richesses, des emplois, de l’esprit, du savoir, de la piété, des agréments, des lumières; si vous n’avez pas des sentiments élevés, vous ne

10 serez jamais qu’un homme commun.

Sachez aussi que rien n’approche plus des sentiments bas que l’orgueil, et que rien n’est plus près des sentiments élevés que la modestie. La fortune est un état, et non pas un bien. Elle

i5 n’est bonne qu’en ce qu’elle nous expose aux regards et nous peut rendre plus attentifs; elle nous donne plus de témoins, et, par conséquent, plus de juges; elle nous oblige à rendre un compte d’elle-même. On est dans une maison dont les

2o portes sont toujours ouvertes; elle nous met dans des palais de cristal, incommodes, parce qu’ils sont fragiles, et incommodes, parce qu’ils sont transparents.

Si vous avez une fois tout ce que la nature et a5 votre condition présente vous ordonnent de désirer, vous laissez entrer dans votre âme un désir de plus: prenez-y bien garde : vous ne serez jamais heureux. Ce désir est toujours le père d’un autre. Surtout si vous désirez des choses qui se multiplient, comme 3o l’argent, quelle sera la fin de vos désirs?

Il n’y a qu’à se demander pour quel usage on