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probablement, avec Elisabeth Browning, la seule poétesse de génie des temps modernes.

Née Brancovan-Bibesco, Roumaine par son père, Grecque et, dit-on, Anglaise par ses ancêtres maternels, Mme de Noailles, que Paris a vu naître, a publié, peu après son mariage, un volume de vers écrits avant vingt ans[1] et qui reste encore le préféré de certains de ses admirateurs ; puis, coup sur coup, un autre livre de vers et trois romans retentissants, mais inégaux. Chez elle, comme chez beaucoup d’autoresses, on ne sent pas de progression dans l’art ; ses défauts comme ses qualités resteront intacts au long de sa vie littéraire. Celle qu’on a appelé la Muse des Jardins et qui n’aimait à chanter que la vie de la nature, ressentie par elle avec un trouble plaisir, celle que l’amour mettait en effervescence, courant ivre où son instinct la poussait, sans contrainte intérieure, celle-là pouvait être d’abord considérée comme une vraie païenne. Or, en 1913, après un silence de six ans, Mme de Noailles nous a donné un livre admirable[2] où, prolongeant sa note habituelle, une autre note résonne et soudain module dans un ton inattendu :

       Les lumineux climats d’où, sont venus mes pères
       Ne me préparaient pas à m’approcher de vous


Ainsi dit-elle à Dieu.

Cependant, la veine mystique qui coulait çà et là à travers ce recueil et cette plainte de l’âme, n’apparaissent plus que noyées par la fièvre païenne, l’âcreté sensuelle et le défi dans Les Forces éternelles (1920) et dans les proses qui suivent.

Mais ce qui fait la grandeur de tout l’œuvre d’Anna de Noailles, c’est qu’il émane d’une âme insatisfaite, qui aspire au delà des limites où l’on prétend borner sa joie, c’est que ce chant éperdu, strident, passionné de sirène, a pour base inconsciente le regret et le besoin des véritables forces éternelles. C’est la grandeur tragique de cette forcenée voluptueuse que son impuissance même à se contenter de sa volupté.

Mme de Noailles égale sa prose à sa poésie. Elle n’a pas tort si, sans tenir compte d’idées qui ne sont pas toujours justes, on étudie seulement dans cette prose la qualité d’une phrase souple, admirablement rythmée et glissante, renouvelée de Chateaubriand, aussi savoureuse que la plus savoureuse phrase de Mme Colette. Toutefois, Mme de Noailles n’est pas un romancier, surtout un romancier de mœurs, et son souffle ne dépasse pas celui de la longue nouvelle. On s’intéressera à ses romans surtout par ce qu’ils nous semblent révéler d’elle.

  1. Le Cœur innombrable (1901). Ensuite : l’Ombre des Jours (1902), les Eblouissements (1907).
  2. Les Vivants et les Morts.