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LE SONGE


à l’instant plus de valeur, pour gagner à l’instant quelque chose, aussi sensiblement que lorsqu’on ajoute quelque chose dans une balance, et qu’il n’y parvient pas et qu’on se jette de tous côtés et que de tous côtés on s’arrête au bord de ses lacunes comme au bord d’abîmes, c’est une sensation qui doit pouvoir mener à la folie...

D’un coup il repoussa la table, se leva, fit quelques pas dans le jardin, où naissait un peuple de petites espérances. Ses deux chats familiers qui, étendus tout de leur long, s’amusaient à retomber, par un coup de reins, tantôt sur un flanc, tantôt sur l’autre, s’étaient levés à son approche et le précédaient ainsi que des pages : deux Bleus de Perse, de même taille, de même pelage gris de fer, et qui n’avaient pas de nom.

« J’ai été fou », pensa-t-il, s’asseyant sur l’herbe, caressant avec une tendre science la douce tête obtuse de l’une des bêtes (elle avait les yeux fermés et l’imperceptible sourire de ceux qui se souviennent de quelque chose d’exquis.) « Pourquoi cette défiance de moi-même ? Je ne compte que sur moi et je ne consulte que moi. » Il savait bien que tout ce qu’il désirait serait obtenu, que chacun de ses buts tomberait, l’un après l’autre ; et le calme avec lequel il accueillait ses victoires le rendait digne de les obtenir toutes. « Rien ne peut m’arrêter, — que la maladie... ou la mort... » Sans qu’il y pensât, c’était le mot des ancêtres : «... sauf que le ciel me tombe sur la tête. »

Dans l’herbe, un combat de fourmis attira son regard. La plus grosse entraînait l’autre et la dévorait vivante : une parcelle du corps avait déjà disparu,