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LES POISSONS

raidissant ses bras, se penchant, se relevant, tantôt donnant du fil, tantôt en reprenant, guettant, suivant les mouvements du poisson, de gauche à droite, de haut en bas, absorbé jusqu’au fond de l’âme par ses évolutions. Et la truite apparaît à la surface, montrant ses flancs dorés, mouchetés de vermillon et d’azur : oh ! le beau poisson ! Il l’amène amoureusement à lui, se penche, l’enlève : il est dans le canot. Ouf ! le pauvre vieux s’affaisse sur son siège, essoufflé, épuisé, rendu ; mais il en mourrait qu’il ne se plaindrait pas, car les soubresauts de la truite agonisante font retentir à ses oreilles la plus délicieuse harmonie.[1]

C’est la même truite que les enfants pêchent dans les ruisseaux : la mignonne, la gentille, la folâtre petite truite, longue de quatre à cinq pouces : la gourmande qui happe tout ce qui tombe à sa portée : il suffit de voir comment elle est peinte et fleurie pour être convaincu que c’est bien la même. Ne disions-nous pas tout à l’heure, qu’il en est de toutes grosseurs, comme de toutes couleurs dans cette espèce ? Dans un mince filet d’eau elle est petite, dans un remous de profondeur elle est plus grosse, dans les lacs seuls elle atteindra tout le développement dont elle est susceptible, de trois ou quatre livres au plus.

Nous avons fait tant et plus la pêche à la truite commune dans des ruisseaux, des fosses, des lacs ; et toujours et partout avec un égal plaisir.

Que de souvenirs !

Tenez, qu’on me laisse parler d’une pêche au lac Tintareh, en arrière de Valcartier que j’ai faite avec Paul Picard, le fils du grand chef des Hurons de Lorette, Tahourenchê, il y a quelque vingt ans, et je vous ferai grâce de toutes les autres.

Ne se rendait pas qui voulait au lac Tintareh : il était situé là-bas, à vingt-cinq milles de Québec, dans le flanc des Laurentides, derrière des rochers à pic, hauts de cinq à six cents pieds, qu’il faut gravir à bras, en s’aidant des racines et des branches d’arbres, autant qu’à pied. Passé la rivière Jacques-Cartier, l’ascension commençait tout de suite, pour durer de deux à trois heures, et je vous prie de croire qu’elle s’exécutait au prix de plus de grimaces que de sourires, de plus de hans ! que de chansons. Toutefois, avec un peu de nerfs et de courage on finissait par toucher la crête du contrefort, d’où l’on n’avait plus qu’à se laisser aller sur des pentes douces, de vallons en vallons, jusqu’au lac. Le lac n’a sans doute pas changé de site, mais il doit y avoir des chemins carrossables pour y parvenir. Les truites et les perdrix n’y auront pas gagné.

  1. Extrêmement vigilante et défiante, la truite est en même temps courageuse et active. Un brochet et une truite renfermés dans un vivier se livrèrent de nombreuses batailles pour prendre la suprématie et la première place, mais la truite finit par demeurer maîtresse. (Dictionnaire des pêches.)