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LES POISSONS

pendant que des douzaines se disputaient ma mouche ou qu’une d’elles se tordait dans les dernières convulsions sous le fer de mon hameçon, comment, dis-je, je fus pris d’une panique soudaine, et comment, enfin, saisi, troublé, navré, je poussai un cri de détresse ?

— Je comprends parfaitement, et n’en suis pas surpris.

— Maintenant, ajouta-t-il, veux-tu entendre la chasse-galerie ? la nuit est noire ; elle ne sera pas intimidée ; le temps est calme, ses voix en seront plus nettes, plus retentissantes.

— Va pour la chasse-galerie, répondis-je en riant.

Paul fit entendre un cri d’appel puissant. Dix échos le répétèrent avec un crescendo réellement terrifiant, et le dernier, courant vers le sud sur la crête des montagnes, se perdit en des sons de centaines de clochettes au timbre argentin. De ma vie je n’avais entendu pareils échos. Paul répéta son cri avec les mêmes effets. Il me fallut reconnaître qu’un homme seul et non prévenu pouvait être effrayé de ces voix mystérieuses que se renvoyaient les montagnes, au sein d’une nuit profonde, calme et partant pleine de mystères.

Nous retournâmes à la campe en nous dirigeant sur le brasier que le père Lenègre venait d’attiser en entendant nos cris. Une fois rendus nous comptâmes nos truites : nous en avions cent trente-six du poids de deux à trois livres.

— Avec les deux cents que vous avez prises ce matin, dit le père Lenègre, cela fait trois cent trente-six — une belle pêche, ma frine, ah ! oui, une pêche rare.

— Quand je te disais, ajouta Paul, que nous battrions nos deux Anglais à plate couture ? Ils en ont pris vingt et une douzaines, mais nous, nous en avons vingt-cinq douzaines.

Le lendemain, nous en choisîmes une trentaine des plus belles, dont nous fîmes trois charges : avec nos ustensiles et nos fusils, nous en avions tout notre raide à les porter. Le père Lenègre fit une cache du reste, qu’il se promettait de venir chercher un jour ou l’autre en tendant des trappes aux castors, à l’autre bout du lac.[1]

Il va sans dire que le produit de ces pêches, assez important en somme, ne figure jamais dans les statistiques des inspecteurs de pêche. Non plus

  1. Ceux de nos lecteurs qui seraient tentés de croire à une exagération n’ont qu’à lire l’entrefilet suivant emprunté à la Justice du 18 juin 1887 — pour se convaincre qu’on peut renouveler de pareils exploits.
    « MM. Gaspard Germain, George Delille, corroyeurs, et J.-E. Asselin, épicier, sont arrivés hier soir d’une excursion de pêche au lac à Philippe, près de Saint-Tite des Caps, et ils ont remporté la jolie quantité de cinq cent neuf truites, pesant en tout cent quarante-six livres. Quelques-unes des pièces mesurent quinze pouces de longueur. Ces messieurs n’ont été que deux jours dans leur voyage et n’ont pêché qu’à peu près neuf heures. »