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LA TRUITE COMMUNE

œufs. Il faut bien qu’ils soient ainsi, puisque l’alevin, sorti de l’œuf, le conserve encore attaché au nombril, comme sac de provisions, pendant trente, quarante, et parfois jusqu’à quatre-vingts jours. Tant que cette vésicule ombilicale n’est pas résorbée, l’alevin ne prend aucune nourriture. Il est disgracieux à voir à cette époque de sa vie ; on dirait qu’il est infirme d’une monstrueuse hernie, ou bien que, craignant de se noyer, il s’est muni d’un appareil de sauvetage. C’est simplement un enfant que sa mère prudente a chargé d’un lourd sac de provisions, à son départ pour un long voyage à travers des pays inconnus. L’entendez-vous sangloter, cette pauvre mère :


Ici, commence ton voyage,
Si tu n’allais pas revenir ?


DE LA PÊCHE À LA TRUITE COMMUNE


Il n’existe qu’une seule manière de faire la pêche à la truite commune, c’est de la pêcher à la mouche. Tendre une ligne au fond, chargée d’un plomb, eschée d’un lombric, de chair rouge, d’un insecte, c’est de la tuerie plutôt que de la pêche, c’est surprendre un ennemi sans défense, lâchement, par derrière. Vous donnez à manger à la pauvre bête dévorée d’appétit, et dans la bouchée qui doit la nourrir se trouve le poignard qui la tue. Ne me parlez pas de ces lignes traîtresses et lâches. Autant vaut la câblière, autant vaut le verveux ou la seine. Voyez cette mouche prisonnière, aux ailes éclatantes à laquelle le pêcheur imprime une courbe savante qui semble la faire glisser des hauteurs du ciel ! L’attaque a réussi, la truite est trompée, elle bondit, s’élance franchement sur le coup. Elle n’a pas saisi l’insecte, mais elle l’attend, elle le guette, et du second bond la malheureuse s’enferre et se trouve forcée de lutter pour la vie. C’est là que s’engage le vrai combat entre le petit poisson et l’homme, que l’un déploie toute sa vigueur, ses ruses, ses détours, soit en cherchant sa liberté dans l’air, soit en enroulant la ligne autour d’un caillou pour la scier à ses angles, soit en se blottissant derrière une racine, où elle s’appuie pour déchirer ses lèvres, pendant que l’autre, l’homme, s’inspire de tous ses sens, de toutes ses passions, pour dérouter la pauvre petite, pour amortir ses élans, déjouer ses ruses, user ses forces et l’amener à ses pieds agonisante dans les mailles de l’épuisette. C’est de la pêche cela. Eh oui, parlez-moi de cette pêche, avec la mouche du jour, la pêche qui commence à la fleur du prunier et finit quand rougit la joue de la pomme.