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LA TRUITE COMMUNE

l’arrière godille et gouverne ; par le travers, le second, armé d’un aviron, pousse sur le fond, sur les banques ou sur les roches, de façon à assurer la direction convenable.

Aux deux extrémités, debout, bien en vue, celui de l’avant presque dans la flamme, les deux maîtres-pêcheurs, chacun conduisant ses douze cormorans, tenant la corde mère qui aboutit aux douze cordelets. Une sorte de murmure mélodieux excite les cormorans ou les rappelle au devoir. Ceux-ci, cependant, sont tous de vieux limiers connaissant leur affaire. Le conducteur les suit de l’œil et débrouille admirablement ses cordes de façon à les tenir claires en dépit des évolutions multiples des oiseaux. On dirait une meute aquatique, mais docile, dressée. Les oiseaux sont faits au bruit, à la flamme ; ils nagent, plongent, reparaissent la tête haute, l’œil brillant, et chaque fois avec un poisson en travers du bec, qu’ils se hâtent de faire disparaître pour plonger de nouveau, en reprendre un autre ou peut-être pour jouir plus longtemps d’une capture qu’ils savent n’être que provisoire.

Le maître est là, en effet, qui ne les perd pas de vue, se rend compte de la grosseur inusitée que prend le cou de l’animal et, sans se départir un instant de sa surveillance, il tire vivement à lui celui qu’il croit le plus riche en butin, le prend par le cou, lui baisse la tête et, par une simple tape, lui fait dégorger instantanément sa part de prise au fond du bateau. Cinq secondes à peine et le cormoran est rejeté sans égard à l’eau, furieux, humilié, plongeant aussitôt pour se venger sur quelque nouveau poisson de la déception dont il vient d’être victime. Vite, un nouvel oiseau est tiré à bord. Et la pêche continue, les bateaux toujours emportés par le courant au milieu des cormorans agités, fiévreux, qui plongent, à la lueur fantastique des lanternes et des brasiers, pendant que les guitares sont entendre leur musique, que les pêcheurs susurrent leurs cris d’encouragement, sans qu’il y ait d’arrêt, d’obstacle, d’incident. C’est un agencement parfait de la part des oiseaux, des pêcheurs et des bateliers.

Puis, brusquement, en face d’une île ou d’une maison, les barques des visiteurs s’arrêtent toutes à la fois, virent de bord, et, pendant que les brasiers disparaissent dans le lointain, les coquettes embarcations, qui laissent encore échapper leurs chants de plaisir, remontent lentement vers leur point de départ, le grand point dont on aperçoit bientôt les lumières. Le spectacle a duré trois quarts d’heure, un rêve de quarante-cinq minutes, dont on se réveille avec peine.

Et, le lendemain matin, quand vous quittez l’hôtel de Gifu, et que le propriétaire, après une dernière génuflexion, dans le compliment d’adieu, vous tend le petit cadeau traditionnel, au lieu du tunnel et du train de chemin de fer que l’aubergiste de Nagoya a fait peindre sur l’éventail