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SOUVENIRS

page illustrée d’un conteur russe. Le brouillard persiste. La vague passe. Le bateau mugit : un cri brutal, déchiré. Tenir sous le souffle du nord ! Puis le mouvement s’apaise. Mais la neige tourne encore, sous nos phares, contre le noir de la mer. Elle nous étonne. Elle ricane que nous la retrouvions, nous qui croyions en avoir fini.

Le lendemain, l’entrée que j’ai toujours connue : lumineuse, immense. Le soleil regorge. Le ciel est bleu, sauf au-dessus de Gaspé où flottent des nuages roses attardés. Gaspé ! La terre qui nous apparaît enfin a gardé, parmi des stries de neige, les tons de l’automne. Je retrouve les vallées rocheuses couvertes d’arbres, où courent des rivières.

L’abbé Chenard place des noms sur ce sol où il fut missionnaire et curé : le criard de Madeleine, Manche d’Épée, St-Antoine du Gros Mâle — du « gros Morne » — affirme Mgr Ross, l’Anse pleureuse, le Ruisseau des Olives, Mont-Louis, la Rivière à Pierre où des gens de Montmagny vivent de vieilles traditions, la Rivière à Claude, le Ruisseau Arbour — ou à rebours — car il boucle à cet endroit même, la Pointe à la Frégate, le Gros Nez, Marsoui, le Gros Pisseux, le Petit Pisseux, la Rivière à la Martre, le Cap du Renard, le Ruisseau Castor, Sainte-Anne… Je me rappelle Blasco Ibanez racontant dans Le voyage d’un romancier à travers le Monde comment les Espagnols ont baptisé la Côte de la Californie, suppléant leur imagination des noms du calendrier.

Qui reprendra nos noms français, pour animer de l’attrait de la connaissance, ces plis refermés sur des villages ? Jean Brunhes a fait cela pour la France, car un nom c’est un premier signe d’humanisation. Terre sympathique, cette Gaspésie.