Page:Mouhot - Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l'Indo-Chine, éd. Lanoye, 1868.djvu/154

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sence ? avez-vous perdu un être bien-aimé ? enfin avez-vous jamais souffert ? Eh bien, vous saurez ce que peut sur le voyageur errant loin de sa patrie ce signe divin de la religion. Une croix pour lui, c’est un ami, un consolateur, un appui. L’âme entière se dilate à la vue de cette croix ; devant elle, on s’agenouille, on prie, on oublie. C’est ce que je fis.

J’avais pour l’abbé Hestrest des lettres de plusieurs missionnaires de Siam ; je fis amarrer notre barque devant sa demeure et je mis pied à terre ; mais les neuf jours de stagnation forcée auxquels j’avais été obligé de me soumettre m’avaient fait perdre pour un instant l’usage de mes membres, et j’eus quelque peine à marcher.

L’abbé Hestrest m’accueillit en frère et m’offrit un abri dans sa modeste case jusqu’à ce que je pusse me loger ailleurs. La première nouvelle qu’il m’apprit fut que la France était en guerre avec l’Autriche. J’ignorais même qu’il y eût quelque différend entre les deux gouvernements. L’Italie allait naître de ce conflit ! À peine étais-je débarqué qu’on nous annonça le passage du roi qui revenait de son excursion. L’abbé Hestrest me conduisit au bord de la rivière. Dès que le roi eut aperçu un étranger à côté du missionnaire, il donna l’ordre à ses rameurs d’accoster le rivage, et, quand il fut à portée de la voix, il s’adressa à l’abbé :

« Quel est l’étranger qui est avec vous ?

— Sire, c’est un Français.

— Un Français ! » répondit-il avec vivacité.

Puis, comme s’il doutait de la parole du missionnaire, il ajouta en s’adressant à moi :