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arpents de la route. L’automobile se dirigea de ce côté, après avoir passé par une brèche de la clôture ; le père Beaulieu put lire, sur les planches qui couronnaient la baraque : « Parc du Boulevard, bureau des ventes. »

C’était la propriété de Dulieu : on était arrivé.

Si l’herbe était desséchée, si les champs semblaient sous le coup d’une malédiction, c’était parce que le vent torride de la spéculation, avait soufflé dessus.

On était loin de la ville, le père Beaulieu s’en apercevait maintenant, quoique la course rapide de l’automobile et son peu de connaissance des lieux ne lui eussent pas permis de le constater auparavant.

Où donc étaient les rues dont avait parlé Dulieu ? où étaient les lots ? comment la ville se rendrait-elle jamais jusqu’à cet endroit perdu : on ne voyait aucun toit à l’horizon, seulement un nuage de fumée dans le ciel, au-dessus de la grande agglomération d’habitations et d’humanité que cachait la distance.

« C’est bien désert », ne put s’empêcher de dire le père Beaulieu.

Dulieu prévoyait cette exclamation. Il eut un bon rire : « vous ne vous attendriez pas à acheter des lots à aussi bas prix en pleine ville », dit-il. « Mais ça va vite changer d’aspect. Il y a des centaines de « lots » de vendus. On va commencer à construire des maisons et vous allez voir que ce ne sera pas longtemps désert. »

« Entrez », ajouta-t-il, « je vais vous montrer les plans. »

Le père Beaulieu avait déjà vu les plans, mais au bureau de l’agent d’immeubles ; les examiner, sur les lieux, c’était différent. Le commis et les autres personnes qui se trouvaient là — des curieux et des flâneurs qui étaient censés être des acheteurs — s’approchèrent.

Les plans étaient parsemés de petites croix rouges qui marquaient les « lots » supposés vendus. Le père Beaulieu fut émerveillé du nombre de ces croix : « l’endroit est donc bon », pensa-t-il, « puisque les acheteurs sont si empressés. »

Dulieu indiquait à l’épicier, par la porte toute grande ouverte, les lignes imaginaires que les rues du plan suivraient dans les champs. Les « lots » situés à la rencontre de ces rues étaient presque tous libres encore. C’était, expliqua Dulieu, parce qu’ils étaient un peu plus chers que les autres, à cause de leur situation avantageuse ; ils devaient servir à la construction des magasins et rapporteraient de gros bénéfices aux acheteurs, dans un avenir prochain. Dulieu avait réservé un vaste espace pour une église et une maison d’école, avec l’intention d’en faire un don gracieux aux autorités ecclésiastiques, quand l’endroit serait assez peuplé pour nécessiter la formation d’une paroisse. Inutile de dire qu’il n’avait pas consulté les autorités ecclésiastiques et qu’il les avait associés à leur insu, avec un impertinent sans-gêne, à sa spéculation. Cela faisait encore d’autres lots destinés à prendre une grande valeur.

Le père Beaulieu écoutait l’exposé de tous ces projets, il entendait les supposés acheteurs renchérir et il les voyait commencer à se