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Page:Murger - Scènes de la vie de bohème, Lévy, 1871.djvu/168

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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

essayé de décrire dans les précédentes scènes de cette série. C’était certainement un des plus gais porte-misère qui fussent au pays de Bohème. Et lorsque dans sa journée il avait fait un mauvais dîner et un bon mot, il marchait plus fier sur le pavé qui souvent faillit lui servir de gîte, plus fier sous son habit noir criant merci par toutes les coutures, qu’un empereur sous la robe de pourpre. Dans le cénacle où vivait Rodolphe, par une pose assez commune à quelques jeunes gens, on affectait de traiter l’amour comme une chose de luxe, un prétexte à bouffonnerie. Gustave Colline, qui était depuis fort longtemps en relation avec une giletière qu’il rendit contrefaite de corps et d’esprit à force de lui faire copier jour et nuit les manuscrits de ses ouvrages philosophiques, prétendait que l’amour était une espèce de purgation, bonne à prendre à chaque saison nouvelle, pour se débarrasser des humeurs. Au milieu de tous ces faux sceptiques, Rodolphe était le seul qui osât parler avec quelque révérence de l’amour ; et quand on avait le malheur de lui laisser prendre cette corde, il en avait pour une heure à roucouler des élégies sur le bonheur d’être aimé, l’azur du lac paisible, chanson de la brise, concert d’étoiles, etc., etc. Cette manie l’avait fait surnommer l’harmonica, par Schaunard. Marcel avait aussi fait à ce propos un mot très-joli, où, faisant allusion aux tirades sentimentales et germaniques de Rodolphe, ainsi qu’à sa calvitie précoce, il l’appelait : myosotis chauve. La vérité vraie était ceci : Rodolphe croyait alors sérieusement en avoir fini avec toutes les choses de jeunesse et d’amour ; il chantait insolemment le De Profundis sur son cœur qu’il croyait mort, alors qu’il n’était qu’immobile, mais prêt au réveil, mais facile à la joie et plus tendre que jamais à toutes les chères douleurs qu’il n’espérait plus et qui le désespéraient aujourd’hui. Vous l’avez voulu, ô Rodolphe ! et nous ne vous plaindrons pas, car ce mal dont vous souffrez est un de ceux qu’on envie le plus, surtout si l’on sait qu’on en est à jamais guéri.

Rodolphe rencontra donc la jeune Mimi qu’il avait jadis connue, alors qu’elle était la maîtresse d’un de ses amis. Et il en fit la sienne. Ce fut d’abord un grand haro parmi les amis de Rodolphe lorsqu’ils apprirent son mariage ; mais comme mademoiselle Mimi était fort avenante, point du tout