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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

— Vous me voyez désolé, Monsieur, répliqua M. Bernard, une difficulté s’élève entre moi et un de mes locataires, celui que vous devez remplacer.

— Monsieur, Monsieur ! s’écria d’une fenêtre située au dernier étage de la maison, le père Durand ; M. Schaunard n’y est pas… mais sa chambre y est… Imbécile que je suis, je veux dire qu’il n’a rien emporté, pas un cheveu, Monsieur.

— C’est bien, descendez, répondit M. Bernard. Mon Dieu, reprit-il en s’adressant au jeune homme, un peu de patience, je vous prie. Mon portier va descendre à la cave les objets qui garnissent la chambre de mon locataire insolvable, et dans une demi-heure vous pourrez en prendre possession ; d’ailleurs vos meubles ne sont pas encore arrivés.

— Pardon, Monsieur, répondit tranquillement le jeune homme.

M. Bernard regarda autour de lui et n’aperçut que les grands paravents qui avaient déjà inquiété son portier.

— Comment ! Pardon… comment… murmura-t-il, mais je ne vois rien.

— Voilà, répondit le jeune homme en déployant les feuilles du chassis et en offrant à la vue du propriétaire ébahi un magnifique intérieur de palais avec colonnes de jaspe, bas-reliefs, et tableaux de grands maîtres.

— Mais vos meubles ? demanda M. Bernard.

— Les voici, répondit le jeune homme en indiquant le mobilier somptueux qui se trouvait peint dans le palais qu’il venait d’acheter à l’hôtel Bullion, où il faisait partie d’une vente de décorations d’un théâtre de société…

— Monsieur, reprit le propriétaire, j’aime à croire que vous avez des meubles plus sérieux que ceux-ci…

— Comment, du Boule tout pur !

— Vous comprenez qu’il me faut des garanties pour mes loyers.

— Fichtre ! Un palais ne vous suffit pas pour répondre du loyer d’une mansarde ?

— Non, Monsieur, je veux des meubles, des vrais meubles en acajou !

— Hélas, Monsieur, ni l’or ni l’acajou ne nous rendent heureux, a dit un ancien. Et puis, moi, je ne peux pas le souffrir, c’est un bois trop bête, tout le monde en a.