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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

— Où allez-vous, monsieur ? lui dit le portier en l’arrêtant au passage.

— Chez M. U… répondit l’artiste.

— Il n’y est pas.

— Et Madame ?

— Elle n’y est pas non plus : ils m’ont chargé de dire à un de leurs amis qui devait venir chez eux ce soir qu’ils étaient allés dîner en ville : au fait, dit le portier, si c’est vous qu’ils attendaient, voici l’adresse qu’ils ont laissée, et il tendit à Schaunard un bout de papier sur lequel son ami U… avait écrit :

« Nous sommes allés dîner chez Schaunard, rue… n°… ; viens nous retrouver. »

— Très-bien, dit celui-ci en s’en allant, quand le hasard s’en mêle, il fait de singuliers vaudevilles.

Schaunard se ressouvint alors qu’il se trouvait à deux pas d’un petit bouchon où deux ou trois fois il s’était nourri pour pas bien cher, et se dirigea vers cet établissement, situé Chaussée du Maine, et connu dans la basse Bohème sous le nom de la Mère Cadet. C’est un cabaret mangeant dont la clientèle ordinaire se compose des rouliers de la route d’Orléans, des cantatrices de Montparnasse et des jeunes premiers de Bobino. Dans la belle saison les rapins des nombreux ateliers qui avoisinent le Luxembourg, les hommes de lettres inédits, les folliculaires des gazettes mystérieuses, viennent en chœur dîner chez la Mère Cadet, célèbre par ses gibelottes, sa choucroûte authentique, et un petit vin blanc qui sent la pierre à fusil.

Schaunard alla se placer sous les bosquets : on appelle ainsi chez la Mère Cadet le feuillage clair-semé de deux ou trois arbres rachitiques dont on a fait plafonner la verdure maladive.

— Ma foi, tant pis, dit Schaunard en lui-même, je vais me donner une bosse et faire un Balthasar intime.

Et, sans faire ni une ni deux, il commanda une soupe, une demi-choucroûte et deux demi-gibelottes : il avait remarqué qu’en fractionnant la portion on gagnait au moins un quart sur l’entier.

La commande de cette carte attira sur lui les regards d’une jeune personne, vêtue de blanc, coiffée de fleurs d’oranger