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Page:Musée des Familles, vol.32.djvu/48

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lectures du soir.

— Précisément, fit le Breton, nous allons à l’évêché lui rendre visite.

En prononçant ces mots, il s’était retourné vers le comte, qui n’avait heureusement pas entendu ce nom fatal.

— Ah ! vous allez le voir à l’évêché ? reprit l’aubergiste.

— Comme tu dis, et je t’assure que notre visite ne lui fera pas de peine.

— Hé ! hé ! répondit Scévola en riant grossièrement, quelque dénonciation de prêtres ou d’émigrés.

— Peut-être ! fit Kernan en prenant le bras de son maître et en l’entraînant vers la porte.

— Allons, bonne chance, citoyen !

— Au revoir ! répondit le Breton.

Et il sortit enfin de l’auberge.

La ville semblait déserte ; un silence profond régnait dans les rues assourdies par la neige.

Le comte et son compagnon rasaient les maisons ; le premier se laissait conduire ; il ne s’apercevait pas du froid. Depuis sa résolution d’aller prier sur la tombe de sa fille, il n’avait pas prononcé une parole et s’était complètement absorbé dans sa douleur. Kernan respectait ce silence.

Au bout de vingt minutes, les murs du cimetière apparurent dans l’obscurité. À cette heure, les portes en étaient fermées. Peu importait, d’ailleurs ; le Breton n’avait pas l’intention d’y pénétrer par l’entrée publique et de se faire voir du gardien.

Il tourna donc les murs pour trouver un endroit propice à son escalade. Le comte le suivait avec une obéissance passive, comme un enfant ou comme un aveugle.

Kernan et le comte de Chanteleine. Dessin de V. Foulquier.

Après avoir longtemps cherché, le Breton arriva à une place où le mur déchaussé avait cédé en partie, et laissait une brèche praticable. Kernan s’élança sur les pierres, à peine retenues dans un ciment de neige et de boue ; de là, il tendit la main à son maître, et pénétra avec lui dans le cimetière.

La blancheur de ce champ du repos offrait une pénible contemplation à la vue. Quelques tombes de pierre, de nombreuses croix de bois noir, étaient revêtues du linceul blanc de l’hiver ; spectacle triste que ce cimetière en deuil ! il venait involontairement à l’esprit que ces pauvres morts devaient avoir bien froid sous cette terre glacée, et plus encore ceux qu’une municipalité indifférente venait de précipiter dans la fosse commune.

Kernan et le comte, après avoir parcouru quelques allées désertes, arrivèrent à cette fosse à peine comblée, et couverte d’extumescences irrégulières que la neige dessinait nettement. Les bêches et les pioches des fossoyeurs étaient là pour le travail du lendemain.

Au moment où il approchait, Kernan crut voir une forme humaine, courbée à terre, qui se relevait subitement et cherchait à se dérober derrière les noirs feuillages des cyprès. Il pensa d’abord que ses yeux subissaient une hallucination involontaire.

— Je me trompe, se dit-il, quelqu’un ici à cette heure ? ce n’est pas possible !…

Cependant, en regardant attentivement, il vit la forme s’agiter sous les arbres ; en même temps il remarqua des empreintes fraîches. Quelqu’un venait évidemment de s’enfuir.

Était-ce un fossoyeur qui faisait sa ronde, un gardien, un détrousseur de morts ?

Kernan arrêta le comte de la main ; il attendit quelques instants, et l’individu n’ayant pas reparu, il marcha vers la fosse commune.

— C’est ici, notre maître ! dit-il.

Le comte s’agenouilla sur la terre glacée, ôta son chapeau et, tête nue, se mit à prier et à pleurer aussi ; ses