Page:Musée des Familles, vol.32.djvu/86

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
78
lectures du soir.

voix profondément émue, et que le Ciel vous protège ; pendant votre absence, je veillerai sur cette chère enfant ; mais soyez prudent, car vous savez que nous comptons sur votre retour.

— Soyez tranquille, Kernan ; j’ai une tâche à remplir, non pour me faire tuer là-bas, mais pour rejoindre le comte de Chanteleine, et il ne sera pas si bien caché que je ne le retrouve. Le rang qu’il occupait dans l’armée royaliste ne permet pas qu’il y soit inconnu. J’irai à Mortagne, Marie, et je vous rapporterai des nouvelles de votre père.

— Henry, reprit la jeune fille, vous allez braver bien des dangers pour nous ! que Dieu vous accompagne, et qu’il vous récompense.

— Quand partez-vous ? demanda Kernan.

— Ce soir même, à la nuit, je voyagerai à cheval ou à pied, suivant les circonstances, mais j’arriverai.

Les préparatifs du départ ne furent pas longs. La jeune fille, au moment arrivé, prit la main du chevalier dans les siennes et la garda longtemps sans pouvoir parler. Kernan était très-ému. Mais Henry puisa dans les yeux de la jeune fille une force surhumaine, et, après un long adieu, il se dirigea vers la porte.

À ce moment celle-ci s’ouvrit rapidement et un homme enveloppé d’un manteau parut.

C’était le comte.

— Mon père ! s’écria Marie.

— Ma fille bien-aimée ! répondit le comte en pressant Marie sur son cœur.

— Oh ! que nous avons été inquiets de votre absence, mon père, et M. Henry allait partir pour vous retrouver et vous ramener à nous.

— Brave enfant, fit le comte en tendant la main au chevalier. Vous vouliez encore vous dévouer.

— Allons ! tout va bien, dit Kernan. Je crois décidément que la chance s’en mêle.

Le comte, qui s’était tu sur le motif de son absence, ne parla pas davantage du but qu’il avait atteint. Il parut évident au Breton que ce voyage se rattachait à une intrigue royaliste, une sorte de conspiration nouvelle, mais il n’interrogea pas son maître à cet égard.

Seulement, il crut devoir mettre le père au courant de ce qui s’était passé ; il lui dépeignit l’amour dont il avait été le confident, et comment, pendant le désespoir de Marie, l’aveu de cet amour avait quitté les lèvres du jeune homme ; il ne doutait pas que la jeune fille ne l’aimât.

— Et certes jamais homme n’était plus digne d’être aimé ! ajouta le Breton. Après tout, notre maître, si ce mariage se décidait, il ne pourrait pas être célébré, car il n’y a pas de prêtre dans le pays, et il faudrait attendre.

Le comte secoua la tête sans répondre.


XIII. — le prêtre mystérieux.


En effet, cette absence de prêtres dans le département avait nécessairement suspendu l’exercice de la religion ; les populations des campagnes souffraient surtout de cet état de choses. Et cependant, plutôt que de reconnaître les assermentés, elles se renfermaient dans leurs maisons et fuyaient les églises ; aussi les enfants naissaient sans recevoir le baptême, les mourants mouraient sans avoir été administrés, les mariages ne pouvaient se célébrer ni religieusement, ni même civilement, car les troubles n’avaient pas même permis d’installer les bureaux de l’état civil.

Cependant, pendant la dernière quinzaine d’avril, un changement manifeste se produisit dans les campagnes de la partie du Finistère comprise dans un rayon de quelques lieues autour de Douarnenez ; il devint bientôt évident qu’un prêtre était revenu dans le pays accomplir sa noble mission en bravant des dangers sans nombre.

Ce fut une chose qui d’abord se dit à l’oreille ; il ne fallait pas éveiller l’attention des espions que les municipalités entretenaient en tous lieux ; mais enfin il paraissait certain qu’un homme mystérieux allait et venait dans le pays ; par les mauvais temps, dans les orages, et la nuit, un inconnu, toujours seul, parcourait les campagnes, visitait les villages, tantôt Pont-Croix, tantôt Crozon, Douarnenez, Pouellan ; non-seulement il se transportait au sein des paroisses, mais aussi dans les maisons les plus isolées.

Il paraissait connaître parfaitement le pays et être au courant de ses besoins. À la naissance d’un enfant, il accourait ; il apportait des consolations et les derniers sacrements aux moribonds ; on le voyait peu, car sa figure était le plus souvent voilée ; mais on n’avait pas besoin de le voir, il suffisait de l’entendre pour reconnaître en lui le ministre d’une religion de charité.

Ce fait, d’abord peu connu, ne tarda pas à attirer l’attention publique. Bientôt on en causa à Douarnenez.

— Cette nuit, il est venu chez la mère Kerdenan et il l’a administrée, disait celui-ci.

— Avant-hier, il a baptisé l’enfant aux Brezenelt, répondait celui-là.

— Profitons-en, pendant qu’il est là, répliquaient naïvement les autres, car il pourrait bien lui arriver malheur.

Les habitants de cette côte, en somme de pieuses gens, étaient heureux de la présence de cet inconnu, qui renouvelait la situation morale du pays.

Il y avait un vieux tronc de chêne sur la route de Douarnenez à Pont-Croix, où ceux qui réclamaient les secours de la religion déposaient un billet, un mot, un signe quelconque, et, la nuit suivante, le prêtre mystérieux apparaissait.

Vu leur isolement, les hôtes de Locmaillé ne connurent pas d’abord ce nouvel état de choses ; il ne causaient guère avec leurs voisins, et ils s’enfermaient volontiers chez eux. Pendant deux mois, au moins, cette sainte mission fut exercée sans qu’ils en fussent instruits, sans qu’ils pussent en profiter pour leur compte.

Cependant, le bonhomme Locmaillé apprit ce qui se passait ; il en dit quelque chose à Kernan ; le Breton n’eut rien de plus pressé que d’en parler à son maître ; un éclair de satisfaction brilla dans les yeux du comte.

— Ma foi, dit Kernan, ce prêtre-là doit être un homme courageux et dévoué, car il faut du dévouement et du courage pour agir ainsi.

— Oui, répondit le comte, mais il en est récompensé par le bien qu’il répand autour de lui.

— Sans doute, notre maître, et je m’explique que les habitants de cette côte soient heureux de sa présence dans le pays ! Savez-vous que c’était dur de mourir sans confession !

— Oui, répondit le comte.

— Pour moi, reprit le Breton avec une conviction profonde, c’eût été la pire des douleurs ; l’enfant nouveau-né peut attendre son baptême, et chacun a le droit de remplacer le prêtre auprès d’un berceau ; les jeunes gens peuvent remettre le mariage à des temps plus heureux !