Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/236

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promptement enflammée au contact d’esprits révolutionnaires, vers lesquels des affinités puissantes l’avaient porté. Il avait aussi converti Noelly à la foi républicaine, et ces deux jeunes âmes vivaient maintenant d’un double enthousiasme, s’adorant jusqu’à sacrifier leur amour à la patrie, enivrée d’une double ivresse, plus qu’heureux.

Pour Jean-Baptiste, il se confessait et communiait, non vraiment par hypocrisie, mais sous l’influence doucement accaparante du milieu où il se trouvait. Si ce n’est certaines intolérances qu’il avait entendu blâmer, il n’avait point de sérieuses objections contre le catholicisme, foi de son enfance. Il n’était pas, il est vrai, de nature à goûter ces « ravissements divins » dont on s’entretenait sans cesse autour de lui ; mais il n’était point insensible à d’autres douceurs, peut-être après tout les mêmes : regards onctueux, religieux soupirs, jolis doigts trempés d’eau bénite et câlineries pieuses ; tout cela, peu à peu, l’avait emmiellé à ne s’en plus pouvoir dépêtrer, et, sans trop de résistance, il s’y enfonçait de plus en plus. Tout cela charmait l’associé philosophe de Jean-Baptiste, car la boutique n’en allait que mieux.

Ce fut alors que le vicaire mit le comble à ses bontés en procurant une commande superbe : l’entreprise de toutes les ferrures d’une chapelle en construction, y compris des grilles en fer. Les deux associés y révèrent là un gros bénéfice, et monsieur le vicaire, avec un sourire paternel, assurait que c’était une affaire d’or, et qu’il n’avait pas eu peu de peine à ménager cette affaire pour ses amis.

Cependant une avance, promise verbalement, ne fut point donnée, tandis qu’au contraire les clauses écrites concernant les obligations des soumissionnaires durent être exécutées avec la dernière rigueur. Tout compte fait, après beaucoup de pourparlers, de chicanes, d’expertises, de voyages et de temps perdu, les deux commerçants constatèrent que, — sans doute très-dévotement et pour les seuls intérêts de l’Église, — ils avaient été induits en plus de mille de francs de perte. Encore se trouvaient-ils accusés de tiédeur religieuse et de trop d’attachement aux intérêts temporels, et, au lieu des sourires accoutumés ou des tendres : Cher monsieur Bavel ou cher monsieur Brafort, que leur dispensaient d’ordinaire leurs dévotes clientes, elles ne leur apportaient plus que des mines composées… de glace pilée dans une dose de formalisme.

Ce fait éclaira subitement la religion de Jean-Baptiste. Les arguments de Jacques ni ses railleries jusque-là ne l’avaient point ébranlé, mais des torts du vicaire et de ses paroissiennes, il résulta pour lui clairement que la religion était une absurdité et une jonglerie, démonstration peu logique, mais si victorieuse pour la plupart des esprits, qu’il faut admettre sa valeur de fait. Chacun a ses voies, et, comme dit l’Église, la grâce opère par tous les moyens. Presque en même temps, certaine aventure galante de sacristie, qui, bien qu’étouffée, se chuchotta dans le quartier, acheva la conversion de Jean-Baptiste. Il jura que les gens d’église étaient les plus insidieux de tous les fourbes, qu’il ne croyait pas un mot de tout ce qu’ils débitaient, qu’il rompait avec cette boutique. Il renchérit enfin sur tout ce que disait Jacques, cela pourtant à huis clos.

De ce changement d’humeur, il résulta un rapprochement entre les deux frères, et comme il faut bien s’unir à quelque groupe et s’attacher à quelque chose, peu à peu Jean-Baptiste fit la connaissance de plusieurs amis de Jacques, carbonari discrets et mystérieux, qui lui inspirèrent une haute considération. On lui prêta Voltaire, qu’il lut derrière son comptoir, en cachette, et qui aiguisa son indignation anticléricale. Peu à peu, il s’apprivoisa dans ce milieu, surtout lorsque, initié davantage au mouvement politique, il vit que toute la France en était. Un jour, il s’émerveilla d’apprendre que son frère voyait Manuel, un député, un homme connu, et même Lafayette. Ce dernier nom toutefois sonnait assez mal aux oreilles du commerçant ; mais, quand il apprit qu’on pouvait dire le marquis de Lafayette, il fut très-surpris d’abord, puis touche.

— Je vois, dit-il à son frère, que votre parti compte des hommes marquants et qu’il pourrait bien réussir.

— Nous serons vainqueurs demain, la France ne veut plus de ses oppresseurs !

Jacques disait cela tous les jours, et, bien que cette prophétie éprouvât quelque retard, Jean-Baptiste consentit enfin à se faire recevoir carbonaro. Il faut bien être jeune une fois dans sa vie.

Oui, Jean-Baptiste Brafort était lancé ; lancé, ma foi, dans les conspirations, dans les ventes, dans de gros petits mystères, où, justifiant le proverbe relatif aux poltrons, il se délecta. Jugez donc : on lui confiait à l’oreille des secrets ou quelque chose de semblable, qu’il devait confier à d’autres à son tour. On se rendait le soir, par des chemins détournés, avec l’illusion de croire qu’on était suivi par la police, en des lieux cachés, où l’on ne pénétrait que sur mot de passe, où l’on pesait les destinées de l’État, où se communiquaient les ordres et les avis de hauts personnages, et l’on échangeait entre affidés des signes mystérieux. N’y avait-il pas là de quoi ravir un homme dont rien encore n’avait affirmé l’importance ? Tous ces enfantillages, dont les chefs du parti amusaient leur vulgaire et le tenaient en haleine, grandissaient Brafort à ses propres yeux et lui procurèrent peut-être les plus vives émotions de sa vie. Les natures les plus prudentes ont encore le goût du danger, de l’aventure, et l’émotion pour elles n’en est que plus vive. On eût vu dans ce temps-là notre héros prendre des airs sombres et mystérieux, marcher avec précaution en regardant furtivement derrière lui, affecter vis-à-vis des profanes un silence profond, d’où tombaient çà et là des paroles énigmatiques, et promener son regard de haut sur les gens. Il était, sans s’en douter, de ceux qui marquaient la piste aux mouchards, et servit à l’un d’eux longtemps de proie facile. Plus d’une fois, la nuit, il rêva qu’on l’arrêtait et eut Marchangy pour cauchemar. Avec tout cela, il veillait soigneusement à ne pas se compromettre ; il voyait bien au fond qu’à force d’être partagé, le danger n’était pas grand ; mais il lui restait assez de peur pour qu’il pût se croire très-brave, et il se donnait le luxe innocent de rêver le martyre, bien sûr qu’il n’aurait pas lieu.

Cependant, au milieu de l’été de 1820, pendant l’orageuse discussion des chambres, au sujet de la loi du double vote, les choses devinrent plus graves, et des rixes auxquelles prirent part les jeunes gens des écoles et des ouvriers, Jacques en tête, ensanglantèrent Paris. Ce fut par hasard que Jean-Baptiste se trouva sur le chemin de l’émeute. Il vit le quartier désert, les maisons fermées ; il entendit le roulement sourd de l’artillerie sur les pavés, les coups de fusil, les cris révolutionnaires entrecoupés de cris de mort. Dans cette sinistre atmosphère, il se sentit, des pieds à la tête, étreint d’horreur ; il heurta du pied un cadavre aux joues blafardes, aux yeux sans regards, et rentra chez lui terrifié, malade, éperdu.

« Quoi ! c’était ainsi… Ah ! c’était cela !… On l’avait fait tremper dans de semblables choses, lui ! Mais il allait être arrêté, emprisonné, jugé, guillotiné peut-être. Grand Dieu ! Et son commerce ? Perdu !… Mais c’était une chose odieuse, cela. Il n’avait consenti à rien de pareil, il était innocent de tout ; il avait juré sur le poignard, c’est vrai, haine aux rois… Oui, mais qu’est-ce que cela prouve ? peut haïr sans tuer ; les mots ne sont rien. Eh ! mon Dieu ! de haine, il n’en avait même pas. Au fond, qu’est-ce qu’il savait ? Rien du tout. Le roi ne lui avait jamais paru un méchant homme. Ah ! maudits ceux qui l’avaient jeté dans ces complots ! Fous ! insensés ! barbares ! Il les reniait ; il ne les verrait jamais ; il le promettait à ses juges, en pleurant ; il se