Aller au contenu

Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/242

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Cependant il voulut s’exécuter et demanda le chiffre du loyer.

— Deux trimestres, quatre-vingts francs. Il n’en avait sur lui que cinquante et promit le reste pour le lendemain.

Ce point gagné était déjà quelque chose. Deux entrevues au lieu d’une peuvent facilement créer la nécessité d’une troisième ; c’est ce qui arriva. Si Jean-Baptiste oublia la stricte délicatesse qui ordonne au bienfaiteur de ne point imposer sa présence, Atala pouvait-elle, une fois le service rendu, la lui rappeler ? Puis il fut aimable et assez timide au commencement pour la rassurer. Il sut encore, à d’autres égards, rendre à la jeune fille des services de peu d’importance, mais qui prouvaient son bon cœur. Et vraiment, à part l’égoïste désir qui le poussait, Jean-Baptiste était un garçon excellent, qui se prêtait volontiers à goûter la joie d’obliger et se procurait de tout son pouvoir la satisfaction de plaire. Beaucoup le trouvaient aimable. Ses voyages l’avaient formé, et il parlait d’une foule de choses avec assurance ; enfin il était amoureux, ce qui doue toujours un homme de qualités aimables, surtout de la plus précieuse de toutes, une immense bonne volonté.

Atala avait eu beau se défendre d’aimer encore, elle céda à tant d’excellentes raisons : la reconnaissance, l’amour, et, il faut aussi le dire, l’impossibilité où elle se trouvait de se suffire à elle-même, un chômage étant venu supprimer ses précaires ressources quotidiennes. En outre, elle était de ce caractère, la pauvre enfant, à ne savoir guère vivre seule. Expansive, aimante, elle sentait trop bien que cette nourriture matérielle, dont le gain absorbe tous les instants de l’ouvrière honnête, et qui doit être son seul but, sa seule ambition, n’est que la condition nécessaire d’une plus large vie. Jean-Baptiste l’appela son lierre ; elle était en effet de ces femmes comme les chérissent les Brafort, douces, tendres, un peu languissantes, qui aiment à se donner un appui, et par leur aspect semblent le réclamer. Jean-Baptiste était fier de sa conquête. Ce n’était pas là une maîtresse ordinaire : décente, modeste, sincère, et qui vraiment l’aimait.

Ils mirent donc réciproquement leur joie à se combler de tendresse, et cette liaison dura plusieurs mois sans autres nuages que parfois de soudaines tristesses, dont la jeune fille refusait de dire la cause. Peut-être eût-elle désiré que son amant insistât davantage pour la connaître ; mais, par prudence, il n’en faisait rien et tournait la chose en plaisanterie, disant que les femmes avaient besoin de changer d’humeur, et même de pleurer de temps en temps pour se remettre les nerfs en état.

Un dimanche, comme il se rendait chez sa maitresse, il fut abordé par un ami intime, Polydore Natan.

— Tu m’as demandé une femme ; je te l’apporte, dit celui-ci. C’est toute ton affaire. Le père est manufacturier à Neuilly ; il a quatre enfants, mais une fort jolie fortune. L’ainée, mademoiselle Eugénie, vient d’atteindre ses dix-huit ans ; elle sort du couvent. Le père Leblanc, qui est veuf, désire la marier tout de suite ; elle n’est pas mal du tout, elle pince de la guitare, et a remporté le prix de calcul. Trente mille francs de dot !

Jean-Baptiste, au premier choc, demeura rêveur. Il avait presque oublié près d’Atala ses projets matrimoniaux.

— Eh bien ! reprit Polydore, ça ne te sourit pas ? Je voudrais savoir ce qu’il te faut ?

— Ça me va à merveille, dit Jean-Baptiste ; seulement je pensais à quelqu’un…

— Atala ? Ah ! dame, elle doit s’y attendre un jour ou l’autre ; à moins que tu ne veuilles pousser le sentiment avec elle jusqu’au conjungo.

— Te moques-tu de moi ? s’écria Brafort d’un ton irrité. Me prends-tu pour un homme à plaisanter avec l’honneur ?

— C’est pourquoi je te disais qu’elle doit prendre son parti ; ces femmes-là savent bien d’avance qu’elles ne peuvent pas être épousées, et par conséquent…

— Parbleu ! ce n’est pas moi qui passerais là-dessus. J’entends que la femme que je prendrai soit pure comme un lis. Il va sans dire que mademoiselle Eugénie…

— Comment donc ? Me prends-tu pour un faux ami ? Je ne te proposerais pas une millionnaire, s’il y avait sur elle seulement l’ombre d’un soupçon. Je sais quelle est ta délicatesse, et je pense comme toi un honnête homme doit être inflexible sur ces choses-là. Quand on connaît les femmes… suffit ! Je te donne mademoiselle Leblanc pour une innocente de première qualité. Cela sort de son couvent ; c’est peut-être un peu simple, mais d’une ingénuité…

Il ajouta quelques mots en baissant la voix, et tous deux rirent aux éclats.

— Eh bien, c’est entendu, reprit Polydore ; je te présenterai.

— Quant à la famille, dit Brafort…

— Honneur sans tache, probité scrupuleuse. Seulement, tu comprends, monsieur Leblanc, qui est veuf, a une gouvernante, une femme de trente ans, pas mal, ma foi ! C’est pour cela qu’il ne peut garder sa fille chez lui, et sera d’autant plus accommodant.

— Diable ! Cette gouvernante pourrait être dangereuse pour les intérêts des enfants.

— Tu ne connais pas Leblanc. Il traite bien cette femme naturellement, mais il faut qu’elle reste à sa place, et si elle voulait se mêler de ce qui ne la regarde pas, prendre le ton haut, faire l’intrigante, crac ! à la porte. Ce serait vite fait. On en retrouve toujours d’autres. Leblanc pense que c’est plus commode qu’une femme légitime, et il a raison.

— C’est vrai ; mais il y a les convenances, et puis on veut continuer sa race, que diable ! on ne peut pas faire que des bâtards.

— Il est bien entendu que ce n’est pas pour toi que je dis cela. Leblanc est veuf et père de famille ; c’est tout différent.

— D’autant mieux qu’avec de la fermeté on maintient une femme légitime tout comme une autre dans son devoir. Je serai bon avec ma femme, mais elle ne fera que ma volonté.

— Ah ! ah ! ce n’est pas ce que tu diras à mademoiselle Eugénie, galantin que tu es !

— Je me mettrai à ses pieds, parbleu ! Il le faut bien. Les femmes ont droit à cela une fois dans leur vie. Ah ! mon cher, tiens, c’est pourtant cruel d’être obligé de renoncer à la vie de garçon. Si ce n’était la créance du père Ravel… et qu’il me faut une femme au comptoir…

— Dame, réfléchis. Je suis ami des Leblanc, moi, et je ne veux pas qu’on m’accuse d’avoir mal marié la petite. Si tu tiens à la maîtresse et que tu ailles la rejoindre après…

— Polydore ! tu devais savoir que je suis un homme d’honneur.

— Eh bien ! quoi ? Ça empêche-t-il de tromper sa femme ?

— Je ne dis pas ; mais pas ainsi pourtant, de propos délibéré… Non, non, si je fais un serment au pied de l’autel ; ce sera avec l’intention de le tenir, et je n’irai avec toi chez monsieur Leblanc qu’après avoir rompu avec Atala.

— À la bonne heure, c’est ce que j’ai dit à Leblanc : « Je ne vous dis pas qu’il soit resté sage, vous ne le voudriez pas ; mais c’est un garçon qui a pris du plaisir comme il faut, pas davantage, et qui une fois marié restera chez lui. L’honnêteté même. » Et là-dessus monsieur Leblanc a dit : « Amenez-le moi. » Car, tu vois, je te dis tout.

— C’est bien, dit Brafort, flatté d’être pour ainsi dire accepté d’avance.