Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/245

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

lui, puisque les mêmes caresses, transportées à mademoiselle Eugénie Leblanc, devaient au contraire honorer celle-ci et en faire une femme digne de tous les respects. Tout ceci semble peu logique, au moins quand on envisage ce raisonnement si nouveau et comme pour la première fois ; mais cela n’était jamais arrivé à Brafort, il l’avait reçu tout fait, ce raisonnement, dès son plus jeune âge, et c’est pour cela qu’il était incapable d’y rien changer.

D’ailleurs, il était de ces esprits qui n’éprouvent aucune difficulté à établir des différences énormes entre choses pareilles, pourvu qu’elles aient des vêtements différents. Il s’efforça donc de vaincre sa faiblesse, et, pour en finir avec toute préoccupation à ce sujet, il envoya Polydore chez Atala avec la somme promise, le priant de n’accepter aucune commission de la part de la délaissée, et de ne pas même rendre compte de son message. Polydore ayant vivement loué cette prudence et cette fermeté, cela remit Brafort en de meilleurs termes avec lui-même, et il tâcha de ne plus songer qu’à la solennelle entrevue qu’il devait avoir, sous peu de jours, avec mademoiselle Eugénie Leblanc.

Au jour dit, Jean-Baptiste, rasé de frais, vêtu d’un habit bleu à boutons d’or sur un gilet blanc, avec jabot de dentelle, se ganta étroitement, et partit avec Polydore pour Neuilly.

Eugénie Leblanc était une petite blonde grassouillette, dont la figure n’exprimait rien de particulier, rien que le sentiment de toute créature venue dans ce monde pour sourire en ses joies et pleurer en ses épreuves. Elle avait le regard doux, tranquille ; les joues d’une pêche mûre, une bouche naïve et qui riait volontiers sur de jolies dents. Les grâces de la dot et de l’héritage, ajoutées à ce minois, la rendaient tout à fait charmante par le prestige puissant dont elles embellissent toutes choses. À cette époque et dans le petit commerce de Paris, trente mille francs étaient fort à considérer, — en attendant la mort de monsieur Leblanc, que son ami Polydore et son futur gendre Jean-Baptiste avaient fixée à vingt ans de là, tout au plus. — Jean-Baptiste n’eut donc pas de peine à conserver l’air de prétendant officiel, demi-réservé, demi-ravi, qu’en s’habillant il avait revêtu d’avance. Il fut empressé près de mademoiselle Eugénie. Sa manière d’agir envers les femmes, manière d’ailleurs bien connue, — était de les étourdir de compliments et de les accabler de respects. Cela réussit encore. Il y joignit çà et là quelques soupirs. Eugénie, dont le goût à cet égard était peu formé, n’y fut pas insensible, et le lendemain elle avouait en rougissant à son père qu’elle trouvait monsieur Brafort très-bien. Jean-Baptiste avait plu en outre à toute la famille. Retenu à dîner, il avait débité au dessert tout un répertoire de jeux de mots et de calembours, qui avaient excité des rires unanimes ; et une considération plus respectueuse se joignit à l’effet sympathique déjà produit, lorsqu’il donna un ou deux échantillons de son petit bagage de phrases latines.

— C’est un homme tout à fait distingué, dit monsieur Leblanc ; je craindrais même qu’il ne fût trop instruit pour le bonheur d’Eugénie. Un commerçant n’a pas besoin d’idées comme cela.

Cependant le digne manufacturier se rassura sur ce point, d’après tous les renseignements qui lui furent donnés de la conduite soigneuse, rangée, et de la moralité exemplaire du jeune quincaillier. Jean-Baptiste ne fréquentait point le café ; on le voyait, du matin au soir, à son magasin, sauf le dimanche ; il faisait régulièrement ses payements ; on ne pouvait lui reprocher aucune incartade. L’histoire d’Atala était restée inconnue ; mais peu eût importé d’ailleurs à monsieur Leblanc, puisque tout s’était passé dans l’ordre habituel. La position pécuniaire de Jean-Baptiste, débiteur de monsieur Ravel pour les trois quarts au moins du magasin, n’éblouissait guère, il est vrai, monsieur Leblanc ; mais il jugea que les qualités d’ordre et d’économie qui procurent la fortune et la conserve, peuvent valoir un capital, et assuraient suffisamment le bonheur de sa fille. Pressé d’ailleurs de la marier, il donna donc son consentement. Jean-Baptiste au comble de la joie, vint apporter à sa future un bouquet de fleurs symboliques entouré d’un compliment en vers, et le mariage fut fixé à trois semaines de là.

Ce laps de temps fut employé par la petite Eugénie à filer des rêves d’amour ; et dès que Jean-Baptiste, qui s’était gêné pour Atala, eut contracté l’emprunt nécessaire pour les cadeaux à sa fiancée, lui-même ne manqua pas de se livrer aux émotions obligées de son rôle, avec d’autant plus de joie qu’il n’y avait plus là rien que de permis et de profitable. Il avait assez de littérature pour sentir tous les charmes d’une situation tant de fois décrite et analysée, et, non-seulement par convenance, mais pour sa propre satisfaction, il réédita plus d’un dithyrambe sur l’ange qu’il allait épouser, — il pouvait épouser qu’un ange, — et tressa un nombre infini de couronnes virginales sur l’autel du premier saint amour.

Sensibilité lettrée, rhétorique bourgeoise, hommage rendu à la vertu secrète et méconnue des sentiments vrais, vêtement du chiffre, draperie du mètre, écrin du gramme, pudeur des appétits, hypocrisie du ventre disant : Je suis le cœur, ta banalité suprême, tes bouffons soupirs, valent-ils mieux que le cynisme qui tend maintenant à te remplacer ? Après tout, la bêtise contient de l’innocence ; mais combien de gens d’esprit se livrent eux-mêmes à ces facéties.

Quelle que soit leur sincérité, on peut répondre au moins de celle de Jean-Baptiste, bien qu’elle tint nécessairement un peu du rêve et beaucoup de la volonté. Tout cela flottait, avec les voiles blancs de la fiancée, au-dessus d’un lest de trente mille sacs bien pesés. Il eût fallu voir et entendre Brafort, à Neuilly, lorsqu’un sourire béat aux lèvres, il débitait sur les joies pures du mariage et ses devoirs, les paroles les mieux senties. Il ne connaissait pas son ange, c’est vrai, mais ne la recevait-il pas des mains d’un père, mains fort maculées, mais qui avaient su ramasser pour chacun de ses quatre enfants trente mille francs de dot. Ces choses-là prêtent toujours à la pompe des mots et au lyrisme des idées. Enfin, il est de rigueur que toute fiancée soit un composé de rayons et de ciel bleu, de candeur et de sublimité. Pendant ce temps, la petite Eugénie raffolait tout ensemble de son châle, de ses robes, de son prétendu et de ses bijoux. Tout se passait dans l’ordre le plus parfait.

Il en fut de même le jour des noces. Tandis que la mariée, dans son nuage de mousseline étoilé de fleurs d’oranger, les yeux baissés, comme il convient, offrait l’image de la virginité même, Jean-Baptiste assumait l’air amoureux et triomphant qu’exigeait son rôle. L’assistance touchée admirait. Le maire fit prêter aux époux le serment de s’aimer toujours, dans ces conditions de commandement et d’obéissance qui ont toujours enfanté la lutte et la haine dans l’humanité. Le prêtre leur transmit là-dessus la bénédiction de Dieu même, instant suprême où, selon l’usage, toutes les parentes et amies de la mariée portèrent leurs mouchoirs à leurs yeux. Ce que la sensibilité doit à la rhétorique et à l’imagination est incalculable. Sans leur précieux secours, on ne trouverait de poésie que dans le vrai, stérilité fâcheuse ! La richesse, qui a droit à toutes les pompes, manquerait en général de celle-là, et que de noces se verraient dépourvues de larmes et même de fleurs d’oranger.

Dans ce temps là, on n’avait pas encore adopté la coutume anglaise du voyage ; les époux restèrent donc pendent deux jours la proie de leurs invités, qui en firent le point de mire de leurs observations, et même dans ce milieu des plaisanteries les moins gazées. Mais Jean-Baptiste comprenait son rôle. Il ne s’agissait plus