Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/265

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possédait de si belles choses, eût oublié les humble Brafort.

En voyant entrer Maxime, plus majestueux qu’auparavant, et aussi beau garçon que jamais, Eugénie se leva, toute rougissante, et ne put trouver un mot. Au premier abord, Maxime ne l’avait pas reconnue ; mais, au second coup d’œil, il fit une exclamation :

— Et quoi ! c’est vous, chère madame !

Et il lui prit les mains et les serra dans les siennes.

— Et ce cher Brafort ? et ma filleule ? Ah ! quel coupable je suis ! si vous saviez !…

Cependant, tout en s’avouant coupable avec autant d’aisance que s’il ne l’eût pas été, il s’assit près d’Eugénie, sur la causeuse, et, en lui parlant un peu du bout des lèvres, il attachait sur elle un regard qui, pour être investigateur, n’en était pas moins caressant. Toutes les femmes lui inspirait tant d’intérêt ! Et puis il trouvait madame Brafort considérablement embellie. En effet, bien qu’elle eût conservé l’éclat de vie et l’admirable fraîcheur de ses vingt ans, le chagrin l’avait idéalisée et palie ; sa taille, assouplie par le travail, s’était à la fois dégagée des lourdeurs de la maternité et des empâtements. de l’oisiveté bourgeoise. Enfin la petite pensionnaire, mal déniaisée par le mariage, avait acquis ce charme indéfinissable que donne l’épreuve, et qui fait l’être complet, parce qu’il a compris et souffert ; une sensitivité vibrante, une grâce rêveuse, donnaient aux lignes de son corps je ne sais quelle volupté, à ses yeux plus de feux, en même temps que plus de langueur, à son teint plus de transparences et des colorations plus changeantes. Dans la jeunesse, la souffrance même a sa floraison.

Les hommes qui aiment les femmes ont pour elles un grand prestige : c’est l’impression même qu’ils éprouvent et qu’elles sentent sincère, — qui l’est en effet tant qu’elle dure. Sous le regard de Maxime, après en avoir saisi le sens, Eugénie baissait les yeux, plus troublée que jamais, confuse, mais par-dessus tout heureuse ; car elle ne désirait rien aussi vivement que de paraître aimable aux yeux d’un tel juge. Elle n’avait encore pu lui répondre que par des paroles entrecoupées.

— Que vous êtes bonne, chère madame, de ne pas m’avoir oublié ! Comment puis-je vous expliquer… Hélas ! je ne m’appartiens plus… les affaires publiques… Et pourtant je songeais souvent à vous. Mais vous ne me croirez pas… me croirez-vous ?…

Il reprit sa main et attacha sur elle son regard fascinateur. Elle balbutia qu’elle serait heureuse de le croire, que son mari…

— Ah ! ce cher Brafort. Eh bien, qu’est-il devenu ? Que fait-il ? Je ne le vois plus. Il a sans doute une occupation ?

— Depuis cinq mois, il est garde municipal, répondit Eugénie.

Maxime fit un soubressaut.

— Garde municipal ! quelle idée ! Mais c’est impossible ! Quoi vous en étiez réduits à… Ah ! mais il fallait venir me trouver plus tôt, mais cela n’a pas le sens commun !

— Mon mari vous avait écrit…

— Sans doute, mais qu’est-ce qu’une lettre ? On revient à la charge, on parle soi-même, on dit ce qui en est. Moi, ne le voyant pas, j’ai dû croire qu’il était casé. Ainsi vous pensiez… Mais, en vérité, on ne se conduit pas ainsi avec ses amis. C’est tout bonnement absurde !

Évidemment, ce sont eux qui avaient eu tort. Eugénie le sentit et baissa la tête.

— Non, vraiment Brafort… je ne lui pardonnerai jamais cela ; car vous avez souffert de sa susceptibilité, de sa folie, chère madame. Vous avez pâli, vous êtes devenue… cent fois plus charmante ! vrai ! Mais on voit en vous non pas les traces, oh ! non, l’impression de la fatigue ; ces doux yeux ont versé des larmes ! Oh ! mais je suis indigné !…

Il se pencha sur la main de madame Brafort et la baisa, puis il releva sur elle des regards si doux !…

C’est à elle qu’il parlait ainsi, lui, ce charmeur, ce héros d’élégance et d’esprit, monsieur Maxime, à elle comme à une femme aimée, en vérité ! Eugénie se vit incapable de cacher son trouble ; elle balbutia, rougit en s’entendant balbutier, pâlit en se sentant rougir, et se tut, presque suffoquée.

— Vous du moins, reprit-il, vous avez eu confiance en moi ; vous êtes venue ! Oh ! merci, merci ! chère… madame !

De nouveau, il couvrit de ses baisers la main de la jeune femme. Celle-ci, folle d’un tel rêve, éperdue tout à la fois de joie, d’orgueil, de remords, voulut se lever et, doucement retenue par lui, fondit en larmes en s’écriant :

— C’est pour Maximilie que je suis venue !

Maxime se retira d’un pouce.

— Ah ! oui, dit-il en passant la main dans ses cheveux et d’un air rêveur, Maximilie ! Elle doit être fort intéressante à présent ?

— Elle marche, elle court, elle babille ; c’est un petit ange ! Ah ! si vous la voyiez !… Mais, hélas ! quel avenir ! sans fortune ! ma pauvre enfant !

Et les larmes d’Eugénie recommencèrent.

— Ne vous désolez pas ainsi. Voyons, je suis là, moi ! Je vous promets que nous changerons votre sort. Voyons, ne pleurez pas ! enfant que vous êtes… Oh ! pleurer ainsi. Je ne puis pas souffrir de voir pleurer une femme, moi. Calmez-vous. Je ferai pour vous tout ce qu’il faudra. Voyons, ne pleurez plus, chère amie.

Il passa le bras autour de la taille de la jeune femme et, comme on console un enfant, il posa les lèvres sur son front. Si Eugénie eût été capable de dominer la situation, d’un mot railleur et digne, accompagné d’un sourire, elle eût remis à sa place l’ami de son mari, et donné à cette scène une interprétation acceptable ; son trouble et sa frayeur lui donnèrent au contraire le pire caractère qu’elle pût avoir. Elle se leva, comme pour fuir, en murmurant :

— Ah ! monsieur Maxime !

Maxime lui-même eut pitié de l’émoi de la jeune femme ; se levant aussi, du geste, il la retint à sa place et fit quelques tours dans la chambre. En tournant le dos à Eugénie, il eut un sourire railleur pour son propre entraînement, et haussa les épaules.

Maxime se livrait parfois à des combinaisons ardentes ; à de longs débats de conscience, jamais. Ces angoisses, ces scrupules, ces inquiétudes que connaissent les esprits timorés, lui étaient complétement étrangers. Dans une situation morale difficile, il se tirait d’affaire à l’égard de lui-même, soit par une banalité philosophique, soit par un bon mot humoristique, suivant son secret désir. Au fond, la secrète mesure de sa conduite, c’était l’opinion ; non pas qu’il la respectât ; il en tenait compte, voilà tout. Sa conduite à l’égard de madame Brafort n’avait eu rien de prémédité ; elle était le résultat de son humeur du matin, de ce tête-à-tête imprévu, de la petite surprise agréable qu’il avait eue en trouvant madame Brafort plus jolie, partant plus intéressante qu’auparavant.

Ces deux pensées se choquérent en lui : — Ah bah ! vais-je donc trahir ce bon Brafort ? — Et puis : — Pauvre petite femme ! elle mérite bien d’être un peu désennuyée ! — Et d’autres idées corollaires de ces deux-là, qui amenèrent le sourire sur ses lèvres. Mais, tout compte fait, il avait bien autre chose à faire. Il jeta du coin de l’œil un regard sur la jeune femme, qui, ployée sur la causeuse, frémissante, rêveuse, était vraiment charmante ainsi. — Allons ! il l’obligerait certainement sans retour ; il faut être vertueux, quand on n’a pas le temps de ne pas l’être.

Il revint souriant vers madame Brafort.

Elle, tremblante encore et toute confuse, en le voyant se rapprocher d’elle, se leva. Elle voulait partir ; elle le voulait fermement, bien vite ; ce boudoir l’étouffait, et Maxime lui faisait peur. Mais auparavant, il lui fallait