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honorable pour son misérable casse-cou. Il y aura toujours des gendarmes, tandis qu’il n’y aura jamais de chemins de fer.

Après avoir lancé cette prophétie, Brafort appuya la tête sur ses mains et resta silencieux quelques instants ; car il avait besoin de se remettre de son émotion et de sa surprise, et il ne pouvait comprendre comment un homme aussi intelligent que Maxime avait pu donner là-dedans, comme il disait. C’était la première fois que Brafort s’avisait de croire que Maxime pouvait se tromper, que dis-je ? qu’il en était sûr. Et pourtant, après l’étonnement et la déception que tout d’abord il éprouva, d’où vient qu’il prit un air triomphant et sembla tout joyeux de l’aventure ? C’est que la personnalité reprend volontiers ses droits et que pour la première fois de sa vie, Brafort venait de se découvrir une supériorité sur Maxime.

— Ah ! ah ! vois-tu, dit-il à sa femme, ce n’est pas tout que d’être homme d’esprit ; le bon sens vaut bien aussi quelque chose. Ce pauvre garçon (c’était Maxime qu’il osait appeler ainsi) ! ce pauvre garçon ! qui va mettre son argent à de pareilles niaiseries. Que ne m’a-t-il demandé conseil. Voilà ce que valent en affaires les esprits brillants.

Mais il n’eut pas le plaisir de faire partager son triomphe à Eugénie ; elle répondit d’une façon maussade, et comme si, en attaquant les esprits brillants, on l’eût elle-même attaquée. Il n’en était rien pourtant : c’est qu’elle ne pouvait admettre que Maxime eût tort, et que Brafort eût raison, et elle regrettait amèrement la place manquée et les trois mille francs d’appointements. Elle fut obligée d’aller porter à Maxime la réponse de Brafort. Maxime eut la bonté de ne point se fâcher, et promit de chercher meilleure occasion ; il vint même deux ou trois fois communiquer à madame Brafort quelques espérances… Mais trouver une bonne place était chose si difficile ! De tous les points de la France, des milliers de pétitionnaires accablaient le gouvernement de Juillet de leur enthousiasme intéressé. C’était un grand embarras pour une royauté qui ne voulait se brouiller avec personne. À voir l’abondance des solliciteurs et des placets, il semblait que tous les habitants du royaume aspirassent à être fonctionnaires. C’eût été une garantie de stabilité, mais un danger de famine. Brafort en attendant, continua donc de porter ses buffleteries. Il s’y résigna facilement, il les aimait.


X

SAINT-MERRI.

Il y avait deux ans moins un mois que la nouvelle monarchie gouvernait l’État, et ce frein qu’avait mis la bourgeoisie à l’élan révolutionnaire de juillet l’avait en effet modéré si bien, que déjà la France, abdiquant tout pouvoir moral, comme tout avantage matériel, se traînait à la remorque des vieux cabinets absolutistes, et, pour fléchir leurs dédains et conjurer leurs soupçons, leur avait livré successivement tous ses alliés naturels en Europe : l’Italie, la Belgique, la Pologne. Celle-ci venait de tomber sanglante sous le fer des Césars, et sur son tombeau, le ministre de S. M. française Louis-Philippe Ier, célébrait la victoire de l’ordre.

En revanche, hautaine et violente à l’intérieur, l’autorité sacrée, sur les barricades, prenait de plus en plus des poses de droit divin, à tel point qu’enfin la partie éclairée de la bourgeoisie protestait hautement contre le système. La question sociale venait de se poser à Lyon dans le sang, et son drapeau, bien qu’abattu, restait avec sa formule profonde et terrible : Vivre en travaillant ou mourir en combattant. Grenoble s’était soulevée contre la brutalité soldatesque ; le choléra avait décimé Paris, et la duchesse de Berri avait décimé la Vendée. La monarchie travaillait à refaire en France des républicains, et ceux-ci, braves, actifs, indignés, frustrés en juillet de leurs espérances, ne rêvaient qu’une lutte nouvelle, dans laquelle cette fois ils comptaient bien ne plus se laisser escamoter la victoire. L’ébranlement révolutionnaire enfin existait encore dans Paris. La tribune législative retentissait de débats irritants, parfois d’une violence extrême. Les sociétés populaires tenaient encore leurs tumultueuses séances et travaillaient l’opinion des masses.

Brafort avait accordé sa confiance avec trop d’enthousiasme au roi nouveau, pour consentir facilement à la reprendre. N’ayant ni les soupçons ni les rancunes des républicains, mais tout au contraire imbu de cette merveilleuse croyance que la parole des rois et des gens en places contient plus de sagesse et de vérité que celle des simples et honnêtes gens, il goûtait à merveille les excellentes raisons, — toujours excellentes, — des ministres de Sa Majesté. La seule chose qui le troublât, c’était d’entendre les orateurs de l’opposition émettre aussi d’excellents arguments tous contraires, et qui même parfois le remuaient malgré lui ; car enfin il n’avait pas tout à fait oublié que sous Louis XVIII et Charles X, l’aspect de la colonne et les souvenirs de l’empire faisaient palpiter son cœur, et qu’il avait alors lancé plus d’un défi à cette sainte-alliance dont Louis-Philippe exécutait les ordres encore plus que Charles X. Aussi prit-il le parti de ne lire jamais que le Moniteur, et seulement les discours des ministres. De cette manière, il n’était point ébranlé dans ses convictions. N’y allait-il pas de son devoir, puisqu’il était désormais un des soutiens officiels de la monarchie.

Peut-être, au premier abord, est-il difficile de comprendre les motifs de l’attachement de Brafort pour la dynastie nouvelle, dont l’avénement l’avait ruiné. Il aimait d’autant plus les d’Orléans qu’il avait eu plus de peur de la République ; et ce n’était pas à eux qu’il attribuait son malheur, mais à la Révolution, qui les avait instaurés. Distinction sage, qu’en d’autres cas cependant il n’eût pas faite ; car, si c’eût été la République qui eût remplacé les Bourbons, c’était bien à elle qu’il eût imputé sa ruine. Mais, comme c’était un prince qui régnait, Brafort ne pouvait s’en prendre qu’à la révolution des trois jours.

Le général Lamarque venait de mourir, et le 5 juin était fixé pour ses funérailles. Depuis cette mort, dans Paris inquiet, d’étranges préparatifs avaient lieu. Il s’agissait d’un convoi, et l’on disposait tout comme pour une bataille. Une sourde agitation régnait parmi la population ; du côté du gouvernement, allées et venues conseils mystérieux, ordres donnés aux troupes et à la garde municipale de se tenir prêtes. À l’attitude seule de Brafort qui, après avoir reçu les instructions de son capitaine, traversa fout Paris la veille au soir, comment les Parisiens ne comprirent-ils pas la folie de leurs criminels desseins et la répression vigoureuse qu’ils devaient attendre d’une autorité suprême et tutélaire ?

Dès le matin du 5 juin, des Champs-Élysées à la Bastille, Paris fut couvert de soldats. La garde municipale occupait le quartier du Panthéon et celui du Jardin des Plantes. C’est à ce dernier qu’était Brafort, majestueux sous les armes, sévère, immuable, au dedans cependant, rempli d’inquiétude, pour l’ordre, pour la sécurité de sa famille, et pénétré de colère contre ces esprits incorrigibles que possède la triste passion du bouleversement de la société. N’ayant rien de mieux à faire, il réfléchissait, et l’objet de ses réflexions était précisément cette passion subversive qu’il ne pouvait comprendre. Car enfin, se disait-il, avec assez de raison, chaque passion humaine a son but particulier, saisissable, et poursuit une satisfaction précise ; tandis que le désordre, en tant