Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/280

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

choses, tout se faisait par les ordres de Brafort dans la maison. Il ne restait donc à Eugénie qu’une existence purement végétative. Elle pouvait y joindre, il est vrai, la fonction officielle de toute épouse bien née, adorer son mari ; c’était l’idéal, mais… le moyen ?…

Était-ce pour ces motifs, — qu’elle s’en rendit compte ou les éprouvât seulement, que madame Brafort était retombée, depuis son départ de Paris, dans une langueur chagrine et mélancolique, aigre même parfois ? Cela nous paraît probable. Tout être, homme ou plante, qui souffre dans son développement, se couvre de rugosités ou de mousse, et se renfrogne. Brafort eût désiré chez sa femme un peu plus d’entrain et de gaieté ; car, bon homme et bon vivant, il trouvait le sourire agréable à voir.

— N’as-tu pas tout ce qu’il te faut ? disait-il quelquefois à Eugénie. Que te manque-t-il ? Je t’ai fait bâtir une maison superbe ; tu as les toilettes les plus éclatantes de R…, des serviteurs, une table excellente ; tout ce que tu demandes, je te l’accorde… pourvu que ce soit raisonnable !… Je ne suis pas méchant, moi ; je ne veux qu’une chose, c’est que tout aille pour le mieux et que tout le monde soit content.

Il le voulait au point que tout devait passer par ses ordres et sous ses yeux, qu’il réglait tout, surveillait tout, décidait de tout. En principe, il y avait bien certaines choses dont il ne s’occupait pas, le menu des repas, les détails de la toilette ; mais, comme il exerçait là-dessus un droit de critique rétropectif, cela revenait à peu près au même.

En somme, fraîche et replète à plaisir, comme ces volatiles qu’on prive de mouvement en les gorgeant de nourriture, Eugénie étouffait au-dedans ; ses soupirs avaient quelque chose de l’asthme. Dépourvue d’énergie pour lutter, elle en avait pour souffrir. Assez intelligente pour s’ennuyer, elle ne l’était pas assez pour se créer des ressources. Elle adorait sa fille et n’avait su lui inspirer aucune confiance ; elle était inutile enfin, et le sentait sans se l’avouer. Seule, elle pleurait quelquefois, que ce fût d’ennui ou de souvenir. Ne disposant de rien sans contrôle, elle aurait trouvé des difficultés à faire le bien ; mais il est juste de dire qu’elle n’y pensait pas. Quelques amis riaient de sa mélancolie, l’estimant heureuse. Mais la pire des souffrances ne serait-elle point de n’avoir ni joies ni malheurs ?

Maximilie avait alors dix-sept ans. Rose de figure, blonde de cheveux, des yeux noirs ; un peu maigrelette, mais jolie, et surtout charmante par un mélange de candeur et de hardiesse qui lui seyait à ravir. Comment l’éducation que lui avait donné son père n’avait-elle pas éteint cette spontanéité ? Car on pense bien que le programme de Brafort, tout tracé à angles droits, s’il se fût réalisé, eût fait de Maximilie une poupée modèle. Heureusement, — pour cette fois, — entre notre idéal et sa réalisation se produisent toujours de grandes différences. Maximilie fut donc un exemple de plus des malices de la nature à l’égard des programmes d’éducation. La tendresse de Brafort pour sa fille l’aveugla dans cette affaire et lui suggéra de grands compromis. Il n’en fit pas toutefois sur le chapitre des révérences et civilités puériles ; jamais ! Chaque année, au jour de sa fête, Maximilie lui récita un compliment en vers en lui offrant un ouvrage de ses mains, sorti pour la plus grande part de celles de sa mère. Elle eut, dès cinq ans, la mémoire ornée de fables et de tirades. Elle dut se tenir droite et silencieuse devant le monde. Sur tous ces points, Brafort était inflexible, et la petite savait bien qu’il n’y avait pas à plaisanter ; mais ensuite il ne demandait pas mieux que d’être bon prince et de se faire prier et câliner. Quand Maximilie grimpait sur ses genoux ou plus tard venait s’y asseoir en l’appelant petit père :

— Allons, disait-il, je parie que tu as quelque chose à me demander. Là ! tu es bien femme ! Allons ! sois câline et rusée, c’est ton métier.

De tels enseignements auraient pu fausser un autre caractère ; mais Maximilie tenait de son père une énergie native, un peu brutale, que l’éducation et la volonté ne purent qu’adoucir. Enfant, elle avait parfois des colères, pendant lesquelles elle se roulait à terre et mordait ceux qui l’approchaient. Son père, en la frappant dans ces moments, faillit la tuer. L’immobilité à laquelle on la condamnait souvent était une cause de ces crises. Vive, active, exubérante de vie, il lui eût fallu beaucoup d’exercice en plein air, un travail du corps, une gymnastique. Au lieu de satisfaire ce besoin, on lui mit sans cesse sous les yeux ce modèle de la jeune fille douce, modeste, passive, aux yeux baissés, vaporeuse et sensitive, qui était l’idéal de Brafort. Elle ne le réalisa pas, mais ce lui fût un frein souvent douloureux. Brafort vit bien plus tard que son but n’était pas atteint ; mais, comme sa fille ne lui en parut pas moins charmante, il s’en consola.

Dès que Maximilie avait eu dix ans, il l’avait mise au couvent, à Lille, chez les dames du sacré-cœur. Il avait un peu hésité en faveur d’une pension laïque ; mais tous les notables et les meilleures familles du pays mettaient leurs filles au Sacré-Cœur ; ce fut la raison déterminante. Et puis il s’était permis de consulter là-dessus madame la préfète de Lille, et elle lui avait dit

— Comment pouvez-vous, monsieur Brafort, méconnaître l’excellence d’une religion qui s’associe aux plus douces émotions de notre berceau et répand ses consolations sur notre tombe.

Brafort avait été fort touché de si belles paroles et avait trouvé cela concluant. Il disait :

— Je ne m’oppose pas à la religion, la religion est utile ; seulement je n’aime pas la béguinerie.

Mais, ayant causé avec ces dames, il les trouva très-bien, très-raisonnable ; ce qui ne l’empêchait pas de dire à sa fille, les jours de sortie !

— Eh bien ! tes béguines, te font-elles dire beaucoup de chapelets ?

Ou de lui faire une scène terrible un jour que le bulletin de Maximilie portait : Insoumission et manque de respect. Car elle devait considérer ces dames comme remplaçant son père et sa mère ; par conséquent les croire infaillibles, et les honorer et leur obéir aveuglément.

À l’époque de la première communion de sa fille, Brafort fut touchant et superbe. Il fallait le voir, se faisant bonhomme, écouter la petite lui dire tous ses exercices de dévotion, ayant soin toutefois qu’on le vit, à part lui, sourire. Il embrassait alors Maximilie en lui disant : Tu es un petit ange ! Et il s’en allait en fredonnant un refrain grivois ou antichrétien par compensation, Le jour de la cérémonie, il fut très-ému ? il l’avouait lui-même, il avait était empoigné. Les chants, la foule, un sermon très-littéraire et très-éloquent, l’orgue, l’encens, toutes ces blanches jeunes filles en mousseline et voilées… Maximilie avait sous sa robe un transparent de satin blanc ; son voile était garni de point d’Angleterre, et elle avait pour compagne la fille de monsieur de Lavireu, un noble de vieille roche, qui faisait de l’industrie et s’était établi fabricant à R… Les larmes en vinrent aux yeux de Brafort, ce dont Eugénie ne manqua pas d’instruire madame la préfète, dans le salon, après la cérémonie.

— Que voulez-vous ? dit Brafort, cela vous rappelle des souvenirs… Ah ! la religion est assurément une fort belle chose, très-puissante sur les âmes. Je n’en condamne que l’excès. Je ne sais pas si monsieur de Lavireu a demandé le nom de la compagne de sa fille, mais j’ai voulu le savoir. Je tiens à cela ; c’est un lien touchant. Ah ! l’égalité chrétienne, la fraternité !…

Malheureusement, M. de Lavireu, comme tant d’autres, n’usait de l’égalité chrétienne qu’à l’église, et malgré quelques avances assez maladroites, Maximilie ne devint pas l’amie de sa compagne de première communion.