Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/282

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du tout, et remplis de vertus privées. C’est comme le roi et sa famille. Ils vivent tout uniment en bons bourgeois. Monsieur de Reder ne manque pas me prier de vous offrir ses civilités respectueuses.

Madame Brafort s’inclina.

— Il faut que vous sachiez, reprit Brafort, que l’autorité ne serait pas fâchée de me voir nommé maire à R… Monsieur de Reder me l’a laissé voir. Ils savent que je suis un homme d’ordre, dévoué au gouvernement. Toutes les fois que nous parlons politique, nous nous accordons complètement. Aussi, monsieur de Reder et le procureur général me disaient l’autre jour à Lille : « monsieur Brafort, il nous faudrait des hommes comme vous à la tête de toutes les municipalités. » J’avoue que cela m’a fait plaisir. On est toujours heureux d’être compris.

— Et apprécié, dit madame Brafort, qui aimait de son mari ce qui pouvait rejaillir sur elle et flatter sa vanité.

— Et apprécié, répéta Brafort, satisfait de la réplique. Oui, je tiens à honneur, en présence des attaques passionnées de l’esprit de désordre et d’opposition, de me ranger autour de ceux qui représentent l’élément conservateur, autour de l’homme éminent en qui cet élément se… personnifie.

Il entreprit l’éloge de monsieur Guizot.

Les trois jeunes gens gardaient le silence, Maximilie boudeuse, les deux autres sérieux et évidemment hostiles.

— Enfin, termina Brafort, quoique j’aie déjà bien assez de besogne et de tracas, j’ai répondu que j’étais au service de la patrie, et qu’elle pouvait toujours compter sur moi. Je sais d’ailleurs que cela ferait plaisir à beaucoup de gens. On doit se dévouer quand on se sent utile. Les hommes bien pensants ne sont pas toujours nombreux, et il faut bien que le char de l’État soit conduit par des automédons capables et sûrs.

Il reprit l’éloge de monsieur Guizot.

— Moi, je trouve qu’il a un défaut, dit Maximilie, que la politique excédait.

— Lequel ?

— C’est toujours le même ; on n’entend parler que de lui.

— Ah ! voilà bien les femmes ! s’écria Brafort. Elles ne veulent que changement. On est las d’entendre appeler Aristide le Juste.

— Père, dit Maximilie, ce n’est pas bien étonnant que les femmes ne s’entendent pas à la politique, puisqu’elles ne doivent pas s’en occuper.

— Elles ont pour leur part les plaisirs, les ris et les grâces, et nous le labeur, dit Brafort.

— Combien de femmes autour de nous, s’écria Jean, n’ont que labeur et aucun plaisir !

Excepté Georges, cette observation parut étonner tout le monde et l’on eut peine à comprendre.

— Ah ! dit Brafort, tu veux parler des ouvrières ? Mon cher, quand on dit les femmes, cela signifie les femmes comme il faut ; les autres n’existent pas ; et au reste, si les ouvrières sont femmes, elles ne le sont pas longtemps. J’en ai vu qui à seize ans sont de vrais boutons de roses, et qui, dès vingt à vingt-cinq ans, ne sont plus que des laidrons. Les traits s’étirent, les yeux s’éteignent, la taille s’avachit ; ça n’a plus de sexe.

— Quelle peut être la cause d’une vieillesse aussi précoce, reprit Jean d’une voix grave, sinon la misère ?

— La misère ! dit Brafort avec impatience ; c’est plutôt le manque de soin. Aussitôt mariées, elles se laissent aller…

— Elles ont des enfants et continuent le travail, c’est-à-dire font un travail double. Pas d’hygiène, aucun bien-être ; pour compenser ce double épuisement de forces, rien que des privations ; et vous vous étonnez !…

— Eh ! s’écria Brafort d’un ton irrité, qu’est-ce qu’on peut faire à cela ? Puis il y a beaucoup d’exagération. Que les ouvriers soient économes et laborieux, ils s’enrichiront ; le champ est libre pour tout le ronde. Moi aussi, je n’ai pas toujours été riche ; je suis fils de mes œuvres et n’en rougit pas. Qu’ils fassent de même. Le travail est tout.

— Monsieur, dit Georges, vos ouvriers travaillent de six heures du matin à dix heures du soir. Dans les fabriques du nord de la France, c’est l’usage. La journée de travail, non compris les heures de repas, n’a pas moins de quatorze heures et souvent seize. C’est là une somme de travail énorme et certainement trop forte. Cependant ils ne deviennent pas riches pour cela.

— Est-ce ma faute à moi si les ouvriers ne sont pas économes ?

— Admettez-vous qu’une famille puisse faire des économies sur un salaire de quinze à dix-huit francs par semaine ?

— Pourquoi pas ? Tout dépend des habitudes ; ces gens-là ont extrêmement peu de besoins, et…

— Ils ont pourtant, monsieur, les besoins communs à l’espèce humaine : manger, se loger et se vêtir, sans parler des besoins moraux et intellectuels, entièrement sacrifiés. Or, la famille ne fût-elle que de quatre personnes, il est évident…

— Mon cher monsieur, vous parlez de cela en jeune homme, c’est-à-dire que vous n’y entendez rien ; vous oubliez le salaire de la femme, celui des enfants. Dame, tout le monde doit travailler ; on est sur terre pour cela. Un ouvrier laborieux et rangé peut toujours faire ses affaires ; je ne dis pas mettre ses enfants au collège, mais enfin…

— Eh bien ! cela est fâcheux ; il devrait pouvoir les y mettre ; mais enfin, pour poser la question dans ses termes les plus nets…

Maximilie, pendant tout ce dialogue, semblait mal à l’aise, et lançait à Georges des regards suppliants qu’il ne voyait pas.

— … Je vous demanderai si tous les ouvriers pourraient devenir patrons.

— Voilà une question étrange, répondit Brafort. Vous me forcez de vous dire que ce serait une absurdité matérielle.

— Eh bien ! monsieur, la question est tranchée par cela même ; non, pour la classe ouvrière, la possibilité de vaincre la misère n’est pas une possibilité normale, régulière, mais arbitraire et accidentelle. Oui, c’est un fait indéniable dans le système actuel de répartition de la richesse, ce n’est pas le travail qui donne la richesse ni l’aisance même ; c’est le hasard, ou bien…

— Oh ! monsieur Georges, ne vous fâchez pas avec papa.

Sous ces mots soufflés à son oreille, le jeune homme s’arrêta court, et Maximilie, qui s’était penchée devant lui pour atteindre la salière, se rassit toute émue, et, tournant son visage rose du côté de la fenêtre, parut contempler attentivement les branches flottantes d’un rosier grimpant.

— Le hasard ! s’écria Brafort avec une indignation extrême. Le hasard ! En vérité, monsieur, vous devriez attendre de connaître un peu la vie. Le hasard ! Ainsi, quand un père de famille, après quarante-sept ans (Brafort y comprenait les mots de nourrice, car il avait justement cet âge), après quarante-sept ans consacrés au travail, a ramassé, de ses propres mains, une fortune à ses enfants, quand il a payé de tant de peines, de soucis et de probité, monsieur, le rang honorable et la considération dont il jouit, vous faites l’honneur de tout cela au hasard ! Voilà qui est insensé, jeune homme. Ah ! vous croyez au hasard ?… Et la Providence ! monsieur, n’y croyez-vous pas ?

Brafort, dans ce trait final, qui fut un éclair de son génie, rayonna de majesté. Lui-même se sentit superbe et ne fut pas étonné du silence de Georges, qui semblait ému et rêveur, et qu’il jugea terrassé par une réponse