Voyant monsieur de Lavireu s’échauffer, il brisa sur la politique et revint aux sujets légers ; il les traita avec non moins de grâce qu’il mettait aux autres de profondeur. Brafort ébahi retrouvait en l’écoutant la sincère admiration de sa jeunesse ; et pourtant l’élégant Maxime devenait chauve et gras, et, sans la ceinture qui serrait ses flancs et le guindait un peu, on eût reconnu qu’il prenait du ventre. Sa jeune et fort jolie femme, disait-on, bien qu’invitée, n’était pas venue. Parente des princes de la Tour-Chimay, elle était trop fière sans doute, assurait madame Brafort, pour les honorer de sa présence. Était-ce pour cette raison que madame Brafort était froide avec Maxime, comme le lui reprochait son mari ?
Maxime partit le surlendemain. La fête n’était plus qu’un souvenir, souvenir, il est vrai, plein de gloire, et les deux époux se retrouvaient seuls dans leur campagne couverte de neige. Une nouvelle année allait commencer, et cette fois le 1er janvier s’écoula sans les baisers et les cadeaux de l’enfant chérie. On reçut d’elle une lettre assez prompte, mais courte, sans affection, et d’où s’exhalait comme une impression de sombre tristesse. Était-ce dans les mots ? Non, la lettre ne disait rien, rien surtout des sentiments de Maximilie… Le papier, surmonté d’un beau tortil, ne respirait que la violette, et pourtant cette lettre serra le cœur des parents. Puis la maison était devenue tout à coup si grande et si froide !
Une grande compensation toutefois vint à Brafort, qui avait toujours ambitionné les honneurs administratifs : il fut nommé maire de R… N’était-il pas maintenant au comble de ses souhaits ? Sa fille était baronne, et il était maire ! L’ambition cependant est comme l’horizon : ses limites reculent sans cesse. Brafort se mit à rêver la députation.
VI
L’INCESTE.
Jean avait reprit ses cours d’adultes chaque soir. Après le chagrin mortel qui l’avait frappé, de cette jeune sœur enlevée à son affection, presque à son estime, et de ce coup porté à son ami, c’était la consolation la plus efficace pour lui que ces communications avec des pauvres, qu’il pouvait, de ce côté-là du moins, enrichir. Les liens d’amitié déjà formés entre eux et lui s’étaient renoués avec joie du côté des ouvriers, avec transport du côté de Jean, dont toutes les émotions étaient profondes. Pendant les trois semaines de l’absence du professeur, les écoliers, obéissant à ses recommandations, n’avaient pas perdu leur temps ; il s’étaient enseignés réciproquement le peu qu’ils savaient ou du moins l’avaient répété ensemble, et des progrès s’en étaient suivis. Baptistine surtout s’était distinguée : ses condisciples avaient beaucoup avancé, grâce à ses leçons, et elle-même désormais lisait avec une facilité, une sûreté étonnantes. Elle était triste pourtant, et ne reçut pas les félicitations de Jean avec la joie qu’il s’attendait à voir éclater sur son visage. Qu’avait-elle ? Jean se le demanda bien souvent ; car il s’intéressait vivement à elle, et ce pâle et beau visage venait souvent au travers de ses pensées, en détourner le cours ; mais il n’osait interroger Baptistine à ce sujet, et d’ailleurs ils ne se voyaient jamais que pendant la classe.
Un soir, qu’après le cours fait aux ouvriers, — le cours pour les femmes avait lieu le premier, — il retournait seul et à pied, comme d’habitude, à la campagne de son oncle, il vit, dans les rues désertes de la petite ville, une forme de femme, enveloppée d’une mante noire, glisser devant lui. Le froid était vif, la nuit claire et belle ; la lune éclairait, beaucoup mieux que des réverbères trop espacés, la rue étroite, bordée de pauvres maisons, la plupart éteintes, à côté desquelles çà et là se dressait, noir sur le ciel gris, un squelette d’arbre fruitier. Au bruit des pas de Jean qui résonnaient sur le sol, la femme se retourna, sa marche se ralentit, et Jean arriva bientôt près d’elle. À la seule grâce de son mouvement lorsqu’elle tourna vers lui son visage, il reconnut Baptistine.
— C’est encore une longue route que vous avez à faire par un pareil temps, dit-elle, et si tard ! Oh ! mais vous n’avez point à craindre de mauvaises rencontres.
— Pourquoi ? demanda-t-il.
— Parce que le monde vous aiment[1].
— On est trop bon pour moi, répondit le jeune homme. Je donne bien moins que je n’ai reçu. Le trésor des connaissances humaines n’appartient-il pas à tous et ne devrait-il pas être également partagé ? Mais vous, Baptistine, c’est vous surtout qui pourriez craindre d’être seule dehors à cette heure.
— C’est vous qui en êtes la cause, monsieur Jean.
— Comment cela ?
— Depuis que je vous connais, moi aussi je voudrais être bonne. Je viens de visiter une malade où j’ai passé la nuit dernière, et, comme elle est mieux, je rentre chez moi.
— Ah ! s’écria Jean, c’est bien cela ! Merci pour elle et pour moi, Baptistine !
Et spontanément, il tendit la main, attendant celle de la jeune fille. La petite main sortit de dessous la cape et resta dans la main de Jean.
— Si j’ai bien fait, dit alors Baptistine d’une voix émue, j’en suis bien récompensée, puisque je vous trouve seul un moment ; j’avais besoin de vous dire…
Elle s’arrêta.
— Quoi ? demanda Jean.
— Oh !… c’est que je n’ose plus… à présent. J’avais pourtant cela sur le cœur… j’aurais tant voulu vous consoler…
— Me consoler ! De quelle peine, ma chère enfant ?
— Est-ce que… vous n’avez pas eu tout dernièrement une grande peine ? Du moins on l’a dit.
— Oui, répondit Jean, pensant à Maximilie… En effet, mais comment sait-on ?…
— Alors c’est vrai ? dit Baptistine.
Et, retirant sa main, elle se mit à pleurer.
Ces pleurs semblèrent étranges au jeune homme ; il soupçonna quelque malentendu, et pressa la jeune fille de questions, afin de savoir si réellement elle connaissait la cause de son chagrin, au sujet de Georges et de sa cousine, ce qu’il ne pouvait croire. Mais une timidité invincible semblait paralyser la voix de Baptistine. Deux fois, elle essaya de parler, et deux fois sa voix s’éteignit dans un sanglot. Inquiet de tant d’émotion, voulant en savoir la cause, Jean réitéra sa prière avec plus d’instance. Baptistine sembla faire un héroïque effort.
— Eh bien ! dit-elle rapidement et toute éperdue, en posant sur son front ses deux mains tremblantes, on dit que vous étiez amoureux de votre cousine et que vous êtes bien malheureux…
Sur ces mots, sa voix s’éteignit dans une sorte de gémissement, et elle voulut fuir ; mais Jean la retint par un mouvement dont lui-même ne fut pas maître, et, la rapprochant de lui et, la regardant avec une expression exaltée, que la déclaration ne comportait point.
— Ce n’est pas vrai, s’écria-t-il, ce n’est pas vrai ! Je n’ai jamais été amoureux de ma cousine.
Baptistine ferma les yeux. À la lueur de la lune, sur
- ↑ Le monde, en langage de pays, veut dire les gens, tout le monde ; c’est le peole anglais qui se comprend de même au pluriel.