Aller au contenu

Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/310

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

après. Rechute. Maintenant, monsieur, deux ans s’écoulent pendant lesquels nous ne pouvons dire ce que devient Atala Varot. Vous concevez, après tant d’années, qu’il ne s’agit plus de se renseigner chez les concierges ou dans le voisinage, surtout pour une personne de si mince valeur. Nous n’avons donc plus d’autres ressources que les tableaux de recensement. En 1832, le nom d’Atala Varot, sans profession, âgée de vingt-cinq ans, s’y trouve accolé à celui d’un peintre de décors, domicilié rue Vavin. Il s’agit évidemment d’un ménage concubinaire.

— Et l’enfant ? demanda Brafort.

Il n’y a pas d’enfant ou, s’il y en a un, il n’habite pas sous le même toit. Je vous l’ai déjà dit, c’est une recherche à part. Nous passons au second recensement, cinq ans après : Atala Varot, piqueuse de bottines, vingt-sept ans, chez Bonifas Pincras, cordonnier, rue de Vaugirard. Troisième recensement : Atala Varot, vingt-neuf ans, balayeuse de rues, partageant le domicile de Samuel Crammer, balayeur. Quatrième recensement : Atala Varot, trente ans, maison de toléance, n°…, boulevard de la Villette.

— Trente ans ! s’écria Brafort, ce n’est pas cela ; elle doit en avoir plus de quarante.

— Ne faites pas attention à cela, monsieur ; c’est un fait général qu’à chaque recensement, de cinq en cinq ans, les femmes n’ont vieilli que de deux années ; — tout au plus, quand elles n’ont pas rajeuni. — Voilà, et maintenant nous nous sommes assurés de l’existence de la personne en question à la dernière adresse indiquée. Vous pouvez la voir, si vous le désirez, dès ce soir.

— Une maison de tolérance ! exclama Brafort.

— Je vous aurais dit cela d’avance, monsieur, si vous m’aviez précisé le caractère, l’âge, les moyens de la personne. Cette expérience nous guide beaucoup dans nos recherches. Il n’y a qu’un certain nombre de voies ouvertes à la femme hors mariage. Si elle a du talent, joint à de l’habileté, c’est la fortune et une belle retraite pour la vieillesse. Le talent sans prudence conduit à fortune d’abord, à l’hôpital ensuite. Sans talent, mais avec de l’habileté, fortune sûre, provenant le plus souvent d’héritage capté. Enfin, pour les femmes comme celle-ci, les plus nombreuses, qui n’ont que la jeunesse et peu de ressources dans l’esprit, les péripéties de l’existe ce ne diffèrent que par le nom de leurs associés. Cela descend infailliblement, avec Page, du fils de famille ou du jeune commis, au balayeur ou au chiffonnier, jusqu’à la maison numérotée. Voici, monsieur, votre note. Je suis toujours à votre disposition. Désirez-vous qu’un de mes agents vous accompagne ce soir boulevard de la Villette ?

Brafort accepta l’offre, paya la somme ronde qui lui était demandée, et sortit. Il se sentait la tête malade et le cœur brouillé, sans savoir trop pourquoi. Il revoyait dans son souvenir cette Atala, autrefois si bonne et si belle, et ne pouvait sans doute s’empêcher de la plaindre, si méprisable qu’elle fût, ce qui prouve combien il était bon.

De retour à son hôtel, il reçut la visite de son voleur de la veille, qui, soumis et repentant, écouta d’un air pénétré de nouvelles admonestations, manifesta la plus grande joie de pouvoir espérer un asile et du travail, et toucha profondément le cœur de Brafort par la vivacité de sa reconnaissance et les dispositions excellentes qu’il manifesta. Pendant cette conversation et au beau milieu d’une période, un grattement se fit entendre à la porte.

— Entrez, dit Brafort après avoir achevé sa phrase.

Mais la porte ne s’ouvrit pas et rien plus ne bougea.

— C’est rien, dit avec assurance le jeune drôle, c’est seulement qu’on a marché là haut.

Bientôt après, Brafort le congédia, en lui donnant rendez-vous à trois jours de là, et en lui remettant un peu d’argent et force nouvelles exhortations. Le jeune homme s’essuya les yeux, baisa les mains de Brafort et laissa celui-ci fort touché.

— Il n’est vraiment pas si difficile de ramener au bien ces malheureux, se disait le digne manufacturier ; il pensait aussi tout bas qu’apparemment, sans s’en douter jusque-là, il avait une éloquence de missionnaire.

Puis il retomba dans l’idée qui l’absorbait, et la fièvre le prit dans l’attente de l’arrêt qu’il devait entendre le soir même. À l’heure convenue, l’agent vint le prendre ; ils montèrent dans une voiture et se dirigèrent vers la Villette. Chemin faisant, un malaise saisit Brafort à l’idée de se faire reconnaître d’une maîtresse abandonnée, d’une pareille créature, mère d’un enfant à lui, et il lui vint des sentiments de prudence que son anxiété l’avait empêché jusque-là de concevoir. Il pria donc l’agent de ne révéler ni son nom ni son adresse, et de lui montrer simplement Atala Varot, sans donner à penser à cette femme qu’elle fût l’objet d’une recherche préméditée. Ils descendirent aux abords de la maison, renvoyèrent le cocher et se promenèrent sur les trottoirs. Çà et là quelques malheureuses allaient et venaient, effrontées et provocantes ; l’agent les regardait sous le nez et passait. Plus loin, sous les arbres du boulevard, une femme vint de leur côté, jupe relevée, la jambe tendue, et les frôla du coude en riant ; rire plein de notes fausses toutefois, et, sous cette attitude, un affaissement qui se trahissait par l’effort.

— C’est elle ! murmura l’agent à l’oreille de Brafort, et il s’éloigna.

Voyant s’arrêter l’homme qui restait seul, la malheureuse vint se pendre à son bras.

Après quelques propos, elle voulut l’entraîner à la maison ; mais Brafort prétexta le besoin de prendre l’air quelque temps encore, et comme ce soir-là, par la douceur de sa température, était de ceux qui font penser au printemps, il la fit asseoir sur un banc, près d’un réverbère. Il la regardait en cherchant dans ses souvenirs, et la retrouvait peu à peu comme on retrouve un palais dans une ruine. Elle était affreusement peinte ; ses beaux cheveux d’autrefois, si blonds, étaient noirs, hélas ! maintenant, d’un noir rougi. C’étaient encore les mêmes traits, mais dépourvus de ce qui leur donnait tant de charme. La douce flamme de cet œil bleu, qui l’avait soufflée ? Cette bouche, autrefois si tendre et si vraie, qui lui avait imprimé ce pli d’amertume et de fausseté ? Pureté, douceur, tendresse, tous ces rayonnements avaient disparu. Cette créature, autrefois animée du feu que les hommes appellent divin ou sacré, joie, beauté, chaleur, force, parfum, véritable vie des mondes, n’était plus qu’une chair. Qui avait commis ce meurtre des meurtres, qui avait tué cette âme ?

Et cependant, quand Brafort fit à cette femme des questions directes sur elle-même, elle parut agitée et le regarda fixement. Embarrassé de son rôle vis-a-vis d’elle et ne sachant plus quel prétexte donner à ses questions, Brafort, inspire par la conversion qu’il se flattait d’avoir faite le matin même, se posa en moraliste et en philanthrope. Représentant à cette femme l’infamie de sa condition, il l’engagea vivement à en sortir, lui offrit de l’aider à entrer dans un couvent, et demanda en échange sa confiance et son histoire. Un ricanement s’échappa des lèvres flétries de la prostituée.

— Vous croyez que c’est par goût que j’ai pris ce métier là ? C’est une idée. Et bien sûr vous en êtes tout indigné, vous ? Pas vrai ?

Elle eut en disant ce vous un accent qui troubla Brafort. Il reprit :

— Vous avez été mère, peut-être ?

— Tu crois ? répondit-elle avec un strident éclat de rire.

Il eut peur sans savoir pourquoi, car enfin nul ne