des bontés au fils de cette créature, faisait là un de ces actes rares et touchants de condescendance qui siéent aux hommes supérieurs. Il le sentait bien et son ton le disait parfaitement, lorsqu’il ajouta en tirant son portefeuille :
— Donnez-moi l’adresse de ce garçon.
Atala le regarda, comme si elle ne comprenait point, et lorsqu’il répéta : son adresse ? elle répondit :
— Il n’en a pas !
— Il n’en a pas ! s’écria Brafort, mais alors… c’est donc un vagabond ? un vaurien ?
Il remit son portefeuille dans sa poche avec un grand geste d’indignation et fit un pas…
Mais Atala se précipita vers lui, les mains jointes.
— Ne l’abandonnez pas ! Oh ! ne l’abandonnez pas ! Ce n’est pas ma faute !… ni la sienne !… Il a été si malheureux !…
— Donnez-moi votre adresse, vous, je vous l’enverrai.
— Jamais ! s’écria le commerçant avec dignité. Jamais ni vous ni lui ne pouvez avoir mon adresse. Je sais trop ce que je dois… J’ai la vôtre… cela suffit.
Et, comme elle cherchait à le retenir, il lui échappa et se mit à courir vers une station de voitures de place qui se trouvait à quelque cent pas. Elle courut après lui l’appelant avec des exclamations entrecoupées, et gagnant. sur lui ; car le digne manufacturier, gêné par son ventre, courait fort mal. Ils arrivèrent ainsi presque en même temps à la station, Mais, au moment où Brafort se jetait sur le premier fiacre en regardant derrière lui, Atala se tapit derrière une colonne, le laissa monter, prit le numéro de la voiture, monta dans une autre et le suivit jusqu’à son hôtel.
Brafort arrivait assez effaré chez lui. Un autre saisissement l’y attendait. Sa malle se trouvait au milieu. de la chambre, des vêtements traînaient sur le parquet. Au premier coup d’œil, l’idée d’un vol le saisit. Il voulut ouvrir sa malle, elle était forcée ; deux mille francs avaient disparus.
Peut-être, à la suite de tant d’autres émotions, un vol, de même importance relative, eût-il laissé un pauvre insensible ; mais chaque faculté a des instincts de conservation en rapport avec sa puissance active. Brafort fut bouleversé : il cria, mit l’hôtel sens dessus dessous. Les garçons interrogés déclarèrent qu’il n’était venu personne, excepté l’un de ces jeunes gens que monsieur avait reçus le matin. Ce jeune homme avait la clef de monsieur et venait chercher ses gants. Des dénégations. de Brafort et des affirmations des gens de l’hôtel, il résulta que le jeune drôle en voie de conversion, reçu le matin par Brafort, était monté, en compagnie d’un camarade que Brafort n’avait pas vu, et qui sans doute, pendant la conversation à l’intérieur de la chambre, avait pris l’empreinte de la serrure ; que le soir, le même drôle, dix minutes après la sortie de Brafort, était arrivé dans l’hôtel en courant, tenant à la main une clef en tout point semblable à celle que Brafort avait emportée, et avait monté quatre à quatre l’escalier, en disant que monsieur avait oublié ses gants. Il avait bien un peu tardé à descendre, mais pas assez toutefois pour éveiller les soupçons.
Brafort courut chez le commissaire. Au regret d’avoir perdu son argent, se joignit un vif dépit d’avoir été joué par ce drôle et d’avoir si mal placé ses bienfaits et son éloquence. Chemin faisant, avec cette promptitude de généralisation qui constitue la logique de beaucoup d’esprit, il se promit de ne plus croire désormais au repentir d’aucun coupable ni à la moralité d’aucun pauvre. Au bureau de police, il donna signalement du malfaiteur avec la plus grande précision, induisit, supposa, enfin instruisit l’affaire avec le zèle et l’habileté que déploirait un magistrat dans sa propre cause.
Cette aventure l’obligeait de rester quelques jours de plus à Paris ; mais il avait le cœur si léger désormais qu’il ne fût pas fâché de s’amuser un peu avant de reprendre sa tâche ordinaire. Il alla voir Maxime, lui dit en riant que la fille se trouvait changée en garçon, visita quelques connaissances bien posées et quelques objets curieux, et passa les nuits au spectacle et au bal de l’Opéra. Il s’était fait prêter de l’argent par Maxime, et réservait sur ses plaisirs cinq cents francs qu’il voulait déposer, la veille de son départ, entre les mains de monsieur Bâtard, l’agent d’affaires, à l’intention du fils d’Atala et pour l’aider à se faire un sort.
Un matin il reçut avis que son voleur était pris, et l’invitation de passer au parquet à telle heure pour la confrontation. Il en fut tout réjoui ; ses indications et ses promesses avaient réussi, car il avait déposé cent francs de prime pour l’agent qui opérerait cette capture, et il avait presque regretté à cette occasion de ne pouvoir réendosser les buffleteries ; car maintenant qu’il se savait, sans aucun doute possible, un honnête homme, il reprenait contre le crime et les criminels, — gibier de masse profondément étranger à l’espèce des honnêtes gens, — toute son indépendance et toute son ardeur.
Brafort était au parquet à l’heure indiquée, et dès qu’il vit le jeune drôle qui, les mains enchaînées, baissait la tête, il s’écria : C’est lui ! En vain le malfaiteur voulut nier ; que pouvaient ses dénégations contre la parole d’un homme d’honneur, d’un homme tel que monsieur Brafort, grand manufacturier, maire de R…, chevalier de la Légion d’honneur ? Les dépositions des deux garçons de l’hôtel achevèrent d’établir de façon surabondante la culpabilité du jeune malfaiteur, et l’un des agents qui le gardaient dit à Brafort d’un air aimable :
Allez, son affaire est sûre ; lui en voilà pour quinze bonnes années !
Le prisonnier entendit ces mots, jeta sur Brafort un regard louche, et secoua ses menottes avec désespoir.
— Jeune homme, lui dit Brafort, je vous avais offert le moyen de mener une vie honnête par le travail. Vous ne l’avez pas voulu ; vous avez indignement abusé de la bonté et de la confiance d’un honnête homme. Vous serez puni, et vous l’avez mérité !
En méditant sur cette perversité, il revint chez lui. Une femme voilée l’attendait au seuil de l’hôtel. Elle s’approcha. C’était Atala.
— Il faut que je vous parle, dit-elle, absolument.
— Retirez-vous, imprudente ! répondit-il sourdement, ou je vais de ce pas à la police.
— Mon fils, votre fils est en prison, reprit Atala. Deux mots seulement, je vous en supplie. C’est dans cet hôtel…
Brafort se sentit frappé d’un grand coup ; saisi de stupeur, il fit monter Atala dans sa chambre, et là, tout blême, il demanda :
— Comment s’appelle votre fils ?
— Comme vous, répondit-elle, Jean-Baptiste. Ô mon pauvre enfant !
Brafort tomba sur son siège et frappa la tête de ses mains !
— Oh ! s’écria-t-il… un voleur !…
— Que voulez-vous ? dit-elle ; rien en ce monde pour lui, tout aux autres ! Le pauvre enfant, il a tant souffert ! Moi, je n’ai jamais volé ; mais, en le voyant manquer, j’avais des rages pourtant, et je me disais : Ceux qui ont tout à eux seuls, et qui rient, dansent et jouissent en face de nos misères, ne sont-ce pas eux, les voleurs ? Malgré tout, ma main se retirait d’elle-même des choses qui étaient à d’autres. C’est que mon père et ma mère m’avaient élevée honnêtement, tandis que lui je n’ai jamais pu l’embrasser qu’à la dérobée, et il a eu tant del mal ! il a été si aigri, si malheureux !… Oh ! dites-moi si vous pourriez le sauver !
— C’est impossible !
— Impossible ! Non, cela ne peut pas être impossible. Il est si jeune ! Il n’a pas vingt ans ! Il faut parler aux juges. Songez donc on pourrait le condamner à dix