Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/320

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criards impolitiques, ces don Quichotte de revendications politiques ou sociales.

— Bah ! dit Maxime, vous savez ce qu’en tout temps ont fait des Gracchus. C’est par le peuple même qu’on les abat, et c’est lui qui les déchire. Non, tant que peuple il y a, c’est-à-dire tant que la masse reste ignorante et pauvre, la domination est facile aux gouvernants, et non-seulement malgré le suffrage universel, mais surtout avec lui.

On récria.

— Je vais vous le démontrer. Si la révolution actuelle se fût bornée à appeler au scrutin tous gens. quelque peu le : trés, sans aucune autre classification que cette capacité moyenne, qui s’allie généralement à une certaine indépendance de caractère et à certaine aptitude pour la réflexion, cette sorte de peuple intelligent, dépourvu d’un intérêt matériel commun, trop nombreux et trop fluctuant pour former une caste aristocratique, eût tout bonnement emboité le pas du progrès continu et eût abouti fort vite aux institutions. démocratiques les plus radicales, à l’instruction générale. intégrale, c’est-à-dire à l’anarchie ; en un mot, à l’égalité. Ces naïfs, trop cultivés à la fois et pas assez raffinés, n’eussent rien compris à la nécessité de classes supérieures, agents du raffinement social. Au lieu de cela, qu’avons-nous ? Des troupeaux investis du droit illusoire de nommer leurs pasteurs, pasteurs qu’ils ne peuvent ni contrôler, ni juger, ni même connaître. Des électeurs dépourvus de toute notion politique, de toute capacité intellectuelle, dévots et monarchistes par tradition, et comprenant si peu leur puissance que le vote n’est pour eux qu’une corvée de plus. En un mot, l’imbécillité roulant, couvrant, noyant dans ses flots épais, innombrables, sourds, les intelligences éparses.

— Et vous vous effrayez, messieurs ? continua Maxime, et j’ai besoin de vous rassurer sur les conséquences du suffrage universel en des conditions pareilles ? Mais consultez donc le sourire de mon illustre ami, là-bas, monsieur le marquis de Saint-Aufred, et demandez-lui pourquoi depuis si longtemps les légitimistes réclament le vote populaire ? C’est qu’il n’est autre chose que le gouvernement des grandes influences territoriales et sacerdotales, et que par le moyen d’une sorte de légitimité matérielle et populaire, il arrive infailliblement à la vraie légitimité, celle des élus de la naissance, du talent et de la fortune.

Eh bien ! messieurs, devant des événements de cette gravité, ces trois aristocraties, jusqu’ici trop souvent divisées entres elles, n’ont qu’une chose à faire, s’unir. Et voyez comme cette alliance répond à tous les besoins, à son harmonie ! Tandis que l’aristocratie de naissance, représente l’élément conservateur, le passé ; tandis que l’aristocratie d’argent représente l’élément matériel, solide, le présent, l’aristocratie d’intelligence est l’avenir, le progrès. Divisées, elles périssent sous les coups de l’égalité populaire ; unies, elles deviennent invincibles. Car toutes les forces vivantes, actives, sont entre leurs mains ; car il n’y a plus hors d’elles qu’imbécillité, misère, abjection. Oh ! messieurs, cette alliance est si nécessaire qu’elle se produira ; on verra, sous le même étendard, marcher ensemble, à l’encontre de la canaille, les Montmorency et les Turcaret, aidés des parvenus de la science et du génie ; on les verra voter unanimement contre ce néant, contre cet abîme égalitaire, qui engloutirait tout privilége, toute supériorité légitime ; mais il ne faut pas que ce soit trop tard ! Il faut dès aujourd’hui, comme un vaisseau en péril, jeter quelques ballots à la mer, sacrifier chacun quelque chose. Vous, marquis, le fils de saint Louis, qui d’ailleurs doit remonter au ciel avec toute sa race ; vous, orléanistes, vos regrets ; vous, bonapartistes, vos aigles et vos légendes ; vous surtout, libéraux, votre irréligion. L’Église, en ce siècle, ne peut plus espérer son antique souveraineté ; elle ne peut plus être qu’une utile alliée, et ses intérêts, conformes aux nôtres, nous garantissent l’exécution du traité. La France vaut bien une messe.

De vifs applaudissements suivirent ces paroles.

Brafort seul s’écria :

— Le fantôme du socialisme…

— N’est qu’un fantôme, réplique Maxime en riant. Avec le suffrage universel, appuyés d’un côté sur l’Église et de l’autre sur l’armée, ayant au centre cette formidable. puissance du capital, nous sommes invincibles.

Je vous le répète, messieurs, vos terreurs sont vaines. La monarchie n’est rien, l’aristocratie est tout, et il y en a pour longtemps encore dans le monde. Nos mœurs, nos idées, nos usages, sont hiérarchiques. La famille, premier moule de l’état social, qu’est-elle autre chose qu’une monarchie, dont chaque homme adulte est le chef et le soldat ? Et l’on proclame des républiques ! Soit, laissons au peuple, grand enfant, ce mot qui l’enchante. Est-il plus difficile de gouverner au nom d’un peuple qu’au nom d’un roi ? Non, au contraire. Tout le monde, en France, aime à commander et croit à la nécessité d’obéir. Louis-Philippe est tombé, mais nos pouvoirs sont restés debout. Nous avons toujours les clefs des usines et des greniers, et le sol et l’industrie, la justice, l’administration, demain la législature. La France, comme hier, est entre nos mains. Nous sommes les mêmes qu’auparavant.

Toutefois, si nous devons être sans crainte, il n’est pas dit que nous ne devions pas nous servir de certaines accusations, de certaines peurs, afin de confondre nos ennemis sous la réprobation publique. Ce n’est jusqu’ici que parmi le peuple des villes, et encore en fort petit nombre, que les idées destructives de l’ordre social se sont répandues. Les millions de paysans qui forment le gros de la nation, crétins, laborieux et misérables, ne vivent au monde que d’une ambition, celle d’acquérir la chaumière, le jardinet, le lopin de terre, qui les fait citoyens du sol, les enracine, et les empêche d’errer sous le vent de la misère, comme la feuille morte, à la bise d’hiver.

Allez dire à ces gens-là qu’on menace la propriété, que les paresseux de la ville prétendent partager leurs récoltes et leurs biens : immédiatement le socialisme succombe sous d’épouvantables huées, et vous tenez les. villes exigeantes sous le coup d’une jacquerie toujours prête à les écraser.

Je me résume en quelques mots, qui, selon moi, doivent être notre mot d’ordre, le socialisme comme épouvantail, et le triage des capacités comme moyen, union à tout prix, religion quand même.

Maxime avait débité ce discours debout, au coin de la cheminée, sur laquelle il s’appuyait dans une attitude pleine d’élégance, la tête légèrement rejetée en arrière, le geste rare mais incisif, la bouche mordante et fine, l’œil brillant. Puis il s’établit mollement dans son fauteuil, sans émotion, sans fatigue, avec la désinvolture d’un homme sûr de lui-même, et il promena les yeux sur son auditoire. Plusieurs se levèrent et vinrent lui serrer la main en lui adressant de vives félicitations. Quelques hommes d’État ne révélèrent leur admiration que par des murmures jaloux ; mais le gros de l’assistance était charmé, ceux mêmes qui s’étaient montrés d’abord les plus effrayés paraissaient les plus contents.

Tout ce plan, dit l’un d’eux, est admirable. Déjà les instincts du parti conservateur ont commencé de l’exécuter ; mais il est bon de l’approfondir.

— Mon cher, s’écria Brafort en secouant vigoureusement la main de Maxime, vous êtes un homme de génie ; vous êtes l’homme de la situation, et c’est à vous. d’entrer des premiers à l’assemblée nationale.

— Ce n’est pas ce discours-là que j’y prononcerais, dit Maxime en riant.

— Non, dit un ancien député ; c’est un discours ministre au conseil privé.

— Messieurs, reprit Maxime, à partir de demain, nous