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Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/334

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ture elle-même se faisait complice, j’eus peur, moi aussi, j’ai participé à cette injustice qui charge la victime de l’expiation méritée par le bourreau. Moi aussi, moi aussi, j’ai fait ma part de sa douleur et de son délire. »

Un gémissement lui coupa la voix, et il tomba sur son siège en couvrant son visage de ses mains, dans un mouvement de douleur si violent et si vrai, qu’une grande partie des spectateurs éclatèrent eux-mêmes en sanglots. Le président voulut alors donner la réplique au procureur général ; mais Jean se releva, priant qu’on le laissât ajouter quelques mots encore.

— Parlez ! parlez ! cria-t-on de l’auditoire.

Il reprit :

« Et maintenant, comme j’ai dévoilé devant tous ma conscience, que chacun interroge la sienne. Vous, vous tous, hommes qui m’entendez, vous qui vous posez en juges de l’infanticide, en est-il beaucoup parmi vous qui n’aient jamais brisé le sacré faisceau formé par la nature même ? Qui n’ait jamais oublié que lorsque naît un enfant, c’est l’absence du père qui fait l’infanticide, que l’époux déserteur est un double meurtrier ? Cette fois, monsieur le procureur général, ce ne sont pas là des phrases. Il y a dans cette assemblée plus d’un criminel. En ces temps de vie facile, comme on dit, bien dure, hélas ! pour la femme abandonnée et pour l’orphelin, ce forfait que l’on flétrissait tout à l’heure de tant d’épithètes accumulées, combien peuvent assurer ne l’avoir pas commis ? Soyez donc sincères, et, au lieu d’accuser cette martyre, coupable seulement d’un accès de fièvre, juges, auditoire, cessez de changer les rôles, car c’est à vous de prendre place sur le banc des accusés, et de demander pardon à cette femme, qui représente ici vos victimes. »

C’était de plus en plus inconvenant, le président avertit de nouveau l’orateur que la parole lui était retirée ; Jean se récria.

Mais la sonnette étouffa sa voix et un gendarme lui mit la main sur l’épaule.

Le président, troublé, résuma rapidement les débats. Il parla de déclamations empruntées à des doctrines ennemies de l’ordre social, de la nécessité maintenir cet ordre sacré ; il parla aussi de la famille. Enfin les jurés se retirèrent dans la chambre des délibérations, et Brafort, profitant du mouvement, s’échappa ; arrivé dans la salle d’attente, il se trouva mal. Quelques spectateurs, qui faisaient queue à la porte de la salle d’audience, s’empressèrent autour de lui.

— Pauvre monsieur ! dit une femme, c’est la chaleur ou peut-être l’émotion… Un crime si horrible !

Brafort se fit reconduire à l’hôtel, où bientôt le vieux juge lui amena Maximilie toute en pleurs.

— Oh ! père ! dit-elle quand ils furent seuls, sais-tu ce qu’a fait Jean ? Quand les jurés ont été partis, il a demandé à parler à l’accusée, et là, se mettant à ses genoux, il lui a dit qu’il se repentait de l’avoir abandonnée, qu’il l’honorerait, quand même les autres la mépriseraient, qu’il se regardait comme lié à elle, quelle que fût la décision de ses juges, et lui a demandé si elle était libre de le suivre…

— Ce misérable déshonore notre famille ! s’écria Brafort ; il est fou !

— Quel dommage, dit la jeune femme ; il a un cœur si généreux !

Cette réflexion, toute timide qu’elle fût, irrita Brafort, et Maximilie eut bien de la peine à le calmer, tant son indignation était vive. Il voulait quitter Douai immédiatement ; ce fut à peine si madame de Labroie obtint de faire auparavant ses adieux à son amie. Ce fut là qu’ils apprirent l’arrêt de la cour : Baptistine était condamnée à cinq ans de réclusion.

— Son défenseur lui a fait du tort, dit pertinemment le vieux juge ; l’absoudre eût semblé acquiescer aux divagations agressives de cet énergumène, échappé de la sociale. Ah ! monsieur, les temps deviennent graves pour les honnêtes gens !

— Ils se défendront énergiquement, s’écria Brafort, qui depuis l’audience n’avait cessé d’être écarlate et bouillant de fièvre ; et si Paris persiste à se faire le nid de cette espèce-là, eh bien ! c’est à la province d’écraser Paris et de gouverner la France !

Ces paroles, qui m’ont été affirmées, m’autorisent à décerner à Brafort la priorité de cette idée, qui eut bientôt et depuis un si grand succès.

Peut-être quelques âmes naïves s’étonneront-elles de voir Brafort prendre le rôle irrité dans cette affaire ; on pourrait les renvoyer au proverbe si profond : « Tu te fâches, donc tu as tort. » Mais nous avons trop connu Brafort pour n’être pas à même d’analyser plus particulièrement ses impressions en cette circonstance. Assurément, il sentait son tort, et c’est ce qui donnait tant de passion à sa colère ; mais il n’en croyait pas moins cette colère juste et légitime. Eh ! sans doute, il eût mieux valu que les patrons fussent moins galants pour leurs ouvrières ; mais, ces femmes-là étant toutes plus ou moins dépravées, il était ridicule de venir défendre leur pudeur et de crier tant pour des peccadilles. Il était surtout abominable de tirer parti de tels inconvénients, inhérents à la nature humaine, dans le but d’ébranler la société, d’arracher le gouvernement aux mains des gens comme il faut, et de le donner à la canaille.

La question ainsi posée, — et Brafort ne souffrait pas qu’elle le fût autrement, — la résistance à outrance, par tous les moyens, n’était-elle pas obligée ? Parlemente-t-on avec des brigands, avec des fous ? Les socialistes étaient l’un ou l’autre, et ceci posé, sans ambages, puisqu’ils ne consentaient pas à se taire ou à se laisser enfermer, il ne restait plus qu’à tirer dessus.

Cette logique, soufflée par les feuilles réactionnaires, commençait à se répandre. Brafort était abonné de l’Assemblée nationale.

On peut se demander d’où vient, à de tels gens, cette conviction si entière, que les maux dont ils ne souffrent pas sont inguérissables ? Pourquoi ils préfèrent accuser la nature humaine plutôt que l’ordre social. Et ce parti pris semble, aux yeux de leurs adversaires, dénoter une perversité voulue, un machiavelisme complet. Mais l’esprit humain n’est logique qu’en dehors de la passion, et, sans prétendre innocenter tout le monde, il faut reconnaître que l’intérêt personnel, une fois investi d’arguments qui le servent et lui plaisent, s’en pénètre, s’en revêt, et arrive à se déguiser si bien qu’il ne se voit plus lui-même, surtout dans ses intérieurs peu éclairés dont le propriétaire n’a jamais visité les coins et recoins. Le mot d’ordre de nos luttes civiles devrait être : Mort à l’erreur ! Indulgence aux hommes !

Malgré tout cependant, malgré toutes les bonnes raisons qu’avait Brafort d’être mécontent… de son neveu, il garda de cette séance de cour d’assises un malaise intérieur, un trouble extrême. Cela dura jusqu’à l’élection du 23 avril. À partir de ce moment, d’autres impressions l’absorbèrent : il était représentant du peuple.


IX

JUIN.

Dire l’émotion qu’éprouva Brafort de son élection serait difficile. Un intime étonnement s’y mêlait aux ivresses de l’orgueil. C’était lui ! c’était bien lui qui se trouvait ainsi porté au premier rang ? car, en république, tout pouvoir s’efface devant celui de l’élu du peuple. Il ne faudrait pas s’y méprendre toutefois, Brafort ne mit pas