Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/338

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pas à les défendre, ces institutions antiques et sacrées ; n’hésitons pas à les fortifier, et comprenons bien qu’avec elles tout est sauf, que sans elles tout est perdu. Autrefois on comptait sur la royauté ; la royauté tombe, messieurs, on l’a bien vu. Mais la royauté peut passer ; si l’armée reste, si l’autel subsiste, il n’y aura rien de changé dans le monde, il n’y aura qu’une liste civile de moins.

— Pas mal, pas mal !

— Messieurs, reprit Brafort, enivré de son succès, sachons donc conserver les grandes choses que nos pères nous ont léguées, et délions-nous de ce funeste esprit de changement qui agite la société actuelle. L’harmonie, messieurs, c’est le repos, c’est le sage accord de tous les incompatibles, la fusion de tous les extrêmes ; c’est le mélange du blanc, du bleu, du rouge et du noir, dans un gris superbe ; c’est le résumé et, si j’ose parler ainsi, le ragoût de toutes les substances ; c’est le juste milieu où tout vient se fondre, se transformer et s’éteindre. Le juste milieu, ce n’est ni le grave ni l’aigu, ni le doux, ni le terrible, ni… la colère… ni l’indulgence, ni… l’affirmation ni la négation, ni… le blanc ni le noir, ni… la faiblesse ni la terreur, ni… la liberté ni l’esclavage, ni le trop ni le pas assez, ni la démagogie ni la monarchie, ni… l’excès ni la privation, ni la licence ni le despotisme, ni le haut ni le bas, ni l’énorme ni le petit, ni…

— En voilà, parbleu ! bien assez, dit monsieur Verbaut. Comment voulez-vous que je parle pendant trois heures, si je ne fais pas d’énumération ?

— C’est juste, allez.

— Enfin, messieurs, c’est la réunion de toutes ces choses dans une modération parfaite, également éloignée… de tout. Et combien cette vertu nous serait précieuse dans ces temps orageux, où des théories barbares menacent d’engloutir notre civilisation. C’est elle qui serait notre pilote à travers les récifs conjurės contre nous.

— Votre style a des incorrections que relèveront les journaux démagogiques : les récifs ne se conjurent pas.

— Vous avez raison. Je dirai donc… hum !… à travers les récifs semés sur nos pas.

— Mais les récits ne se trouvent que dans la mer, et…

— Eh ! monsieur, si vous m’interrompez sans cesse, comment voulez-vous que je parle sans m’arrêter ? Je ne suis pas un écrivain, moi ; je suis un homme de bon sens, un homme pratique, et vraiment ces petites choses-là ne sont rien. Que disais-je ?…

— Vous disiez : Attachons-nous…

— Ah ! oui, attachons-nous… alors… apparemment au char de l’État. Ah ! vous allez me dire que nous sommes dans la mer…, disons au vaisseau. Mon Dieu ! cela m’est égal à moi : le vaisseau de l’État, le char de l’État, c’est exactement au fond la même chose ; les hommes sérieux ne s’attachent qu’à l’idée. Je continue. Le moyen terme, n’est-ce pas celui où tout Et quoi de plus beau que la rencontre de tous les intérêts ? Aller à gauche, c’est abandonner la droite ; aller à droite, c’est délaisser la gauche. Je passerai donc au milieu ; et sur le point qui nous occupe, je déclare voter pour une sage conciliation des intérêts opposés, à condition toutefois que la décision ne pourra affecter aucun droit acquis. Je me résume : entre deux extrêmes, entre deux pôles, entre deux selles, entre deux partis, c’est toujours le juste milieu qu’il faut choisir.

— Attendez. Vous devez savoir répondre aux interruptions ; on en fera. Je suis en ce moment un de vos honorables confrères, et je vous crie :

— Il faut pourtant choisir entre Dieu et le diable, entre le juste et l’injuste, entre le bien et le mal.

— Messieurs…

— Ne vous déconcertez pas ; en de tels moments, quand on est embarrassé, on s’en prend à sa conscience et à celle de la Chambre, qui répond toujours par des applaudissements.

— Ah ! messieurs, une question aussi étrange me laisse muet d’indignation. Entre le bien et le mal, on me demande si j’hésite, et est-ce bien dans une telle enceinte qu’une pareille question peut être adressée à l’un d’entre nous ? (Avec force). C’est à la conscience de tous ceux qui m’entendent que je la renvoie.

— Bien ! très-bien ! s’écria monsieur Verbaut. (Tonnerre d’applaudissements). Vous pouvez appuyer sur l’effet, c’est cliché d’avance.

— Brafort (avec une force nouvelle). Et je suis fier d’être ici l’interprète des sentiments de toute la Chambre !

— Bravo ! bravo ! (Oui, tous ! tous !) Vous pouvez recommencer cela toutes les fois que vous voudrez, soit avec la gloire de nos armes ou l’honneur de tous les Français sans exception, ou le désintéressement de tous vos confrères, quand même vous les auriez un moment auparavant accusés de tripotages ou de concussions. Ces effets-là sont sûrs, et l’on peut toujours au besoin en relever son discours. Monsieur, votre heure est passée, et je suis obligé de vous quitter pour ma classe de déclamation. Vous avez, monsieur, beaucoup à faire : la voix, le geste, le débit… Nous en reparlerons plus tard. Lisez chaque jour un discours parlementaire. Du reste, vous avez l’inspiration, le genre ; mais je crains que la correction littéraire… Vous pourriez figurer avec avantage dans des comices, concours, distributions de prix en province, où l’on n’attaque guère les autorités ; mais les journaux de Paris, monsieur…

— Ah ! oui, dit Brafort en soupirant, c’est l’opposition qui fait tout le mal.

— Aussi, monsieur, je crois que vous ferez bien d’écrire vos discours, ou mieux encore de les faire écrire. Avez-vous de la mémoire ?

— Oui.

— Parfait alors. Faites ce que je vous dis, avec un secrétaire lettré, et tout ira bien.

Brafort fut un peu humilié de ce conseil. Il finit toutefois par s’y rendre, en regrettant que ses occupations ne lui permissent pas de revoir la syntaxe et de cultiver ses dispositions pour une éloquence parlementaire plus spontanée. Grâce à sa mémoire véritablement excellente, à son secrétaire et aux leçons de débit et de geste de monsieur Verbaut, il remplit convenablement son rôle. On disait en parlant de lui : C’est un homme sérieux. C’était son avis à lui-même, et, sans qu’il ouvrit la bouche, son air inspirait aux autres la même opinion, tant les convictions profondes s’imposent. Sans l’irritation très-âpre et vraiment très-douloureuse que lui causaient le socialisme et les socialistes, Brafort, dans l’exercice de ses fonctions de député, eût joui d’un parfait bonheur. Quand il pouvait oublier sa haine contre ces misérables et leurs infâmes doctrines, c’est dans tout l’épanouissement de son âme qu’il figurait aux diners officiels et dans les cortéges, qu’il coudoyait les célébrités de la France et de l’Europe, et disait : Nous, hommes d’État ! Il se sentait le cœur plus gros dans la poitrine, il s’élargissait. Et quelle ardeur au travail ! par devoir assurément ; mais aussi quand, dans les bureaux de la Chambre, il tenait littéralement entre ses mains les destins, la fortune de ses concitoyens, de tout un pays, quelle noble tâche ! et comme il se sentait auguste, lui, Brafort ! Ah ! c’étaient de douces, de grandes, de pures émotions…

Il en était profondément attendri et se montrait vraiment plein de condescendance et de bonté pour les gens respectueux qui l’approchaient, et qui attendaient de lui le salut de la France et quelques petites faveurs.

Mais, par exemple, quand il lisait ces journaux odieux : la Réforme, la Commune de Paris, etc. ; quand son journal, l’Assemblée nationale, lui apportait, avec des