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ANDRÉ LÉO




LA GRANDE ILLUSION
DES PETITS BOURGEOIS


I

LE VIEUX-BRUNERAY.

Avant 1860, la petite ville de Bruneray, dans la Haute-Marne, comptait à peine trois mille habitants. Bâtie sur un plateau qui domine le cours de la Suize, et dominée elle-même par une chaîne de collines boisées, elle jouissait d’un climat égal et tempéré, et d’un horizon charmant sur le pays d’alentour, très-varié d’aspect, et où se succèdent la plaine, la colline et le vallon, le bois et la prairie. La vigueur des aunes et des peupliers qui bordaient la Suize, et celle des grands hêtres et des chênes qui ombrageaient les chemins, l’épaisseur et la fraîcheur des herbes, attestaient la richesse d’un sol qui, sous le fer de la charrue, s’étendait en longs sillons rougeâtres, aux flancs des collines et sur le plateau. Cette richesse naturelle faisait vivre le pays sans l’enrichir, car Bruneray, fort avant dans les terres, comme disent les paysans, éloigné du chemin de fer, et à trente-cinq kilomètres de Chaumont, n’avait pas même une grande route, et brisait encore les cailloux de son chemin de grande communication, à peine achevé. Ses bourgeois disaient, en pinçant la bouche, qu’ils habitaient un pays perdu ! Les gens du peuple, tous cultivateurs, à l’exception d’un petit nombre d’artisans et de commerçants, qui encore, la plupart, avaient des terres, ou tout au moins un jardin, vivotaient de leur production et de leurs salaires. Il y avait quelques riches et beaucoup de pauvres, comme partout, mais peu de misérables. À vrai dire, cela tenait à la grande résignation de ces pauvres gens. D’insuffisantes cabanes, consistant en une seule pièce, un jardinet plein de gros légumes, avec deux ou trois arbres fruitiers, un porc, une chèvre à l’étable, et quelques poules, du pain et de la soupe tous les jours, un peu de salé le dimanche, des sabots aux pieds, sur le dos une bure rapiécée, la joie de ne pas mendier, et c’était tout.

On parlait encore aux veillées des mauvaises années de l’invasion de 1814 et 1815 ; mais, comme on ne savait point d’où le mal était venu, et qu’on se rappelait seulement les grands efforts du petit caporal pour défendre la patrie, on n’en avait pas moins accepté la légende bonapartiste, que toute la France avait si longtemps répétée, par fausse gloire et vanité, jusqu’à la faire pénétrer dans les plus petits villages, et l’on avait à Bruneray, comme ailleurs, voté avec enthousiasme pour le neveu de l’empereur, puisque, disait-on, il aimait le peuple comme l’autre. Ce n’était pas fort ; mais que veut-on ? les Bruneyriens n’en savaient pas à ce sujet plus que les autres. Un gouvernement ami du peuple, ça valait la peine d’en essayer ; ne lisant pas les journaux, ils n’avaient pas pu se régaler des beaux discours dont avaient du moins joui les Parisiens, et n’avaient connu que par une aggravation d’impôts les bienfaits de la République.

D’ailleurs, ce dont on s’occupait le moins à Bruneray. c’était de politique. On avait pris pour maire le doyen d’âge des bourgeois, un vieux médecin, pour lui faire honneur, et toute la bourgeoisie, à part des paysans des plus riches, formait le conseil municipal. Cette bourgeoisie se composait du juge de paix, de deux notaires, d’un jeune médecin, d’un vieux capitaine, d’un receveur d’enregistrement, d’un percepteur, d’une directrice de poste, du curé et de trois propriétaires. La directrice de poste et le curé ne faisaient pas partie du conseil.

Il y avait encore le greffier, les clercs de notaire, une nièce du curé, une vieille veuve riche et dévote, et les femmes et les enfants, plus ou moins âgés, des chefs de famille cités. Tout cela eut composé une fort jolie société, du moins c’était l’avis de la directrice du bureau de poste, si l’on avait su s’entendre et se réunir. Mais il va sans dire qu’à Bruneray, comme dans toutes les petites villes du monde, on ne s’entendait pas. Des divisions profondes, causées par des motifs dont on ne se souvenait plus, tant ils étaient minces, trop minces pour être les véritables, avaient divisé cette société en trois groupes : deux ennemis déclarés l’un de l’autre, et le troisième