Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/208

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tout au travers de ces toiles d’araignées, en brisant les fils, et les relations qu’ils forment sont les meilleures, car ceux qui aiment les enfants sont gens de cœur.

Un jeudi que la petite bande, augmentée par hasard d’Adalbert, avait suffisamment tourné, dans le jardin Cardonnel, la porte qui donnait sur le chemin, du côté du château, se trouvant ouverte, on en franchit le seuil. C’était défendu ! Eh bien, ce n’en était pas moins séduisant, au contraire, et, le cœur un peu agité, moitié de plaisir, moitié de remords, on se demandait si l’on allait prendre à droite ou à gauche, c’est-à-dire monter la colline ou descendre vers la rivière, quand Adalbert proposa d’entrer plutôt dans le parc.

— Oh ! mais ce n’est pas chez nous, dit Émilie.

— Bah ; l’on ne nous verra pas. C’est grand et c’est très-joli.

— Est-ce que tu y es allé ? demanda Roger.

— Souvent, affirma le chenapan avec crânerie. Il y a des nids de merle et de geai, et puis des cerises sauvages.

— Parbleu, j’en ai mangé tout l’été dernier.

— C’est très-mal, monsieur, dit Régine, puisque ces cerises sont au chevalier.

— Tu veux dire qu’elles sont aux geais ; il n’y a qu’eux qui en goûtent. Et puis ça m’est bien égal ; je ne le crains pas, le chevalier : c’est un vieux singe.

Cela fit rire la petite Lucette : mais Émilie, qui était la plus raisonnable, c’est-à-dire la plus attachée aux préceptes qu’elle recevait, gronda Adalbert de cette expression discourtoise. Ils étaient là, indécis, mais fortement attirés, en face du mur du parc, tout éboulé par endroits, et des magnifiques ombrages, qui leur semblaient recéler d’attrayants mystères. Adalbert, serpent tentateur, leur parlait tour à tour de fraises sauvages, — qui ne pouvaient être mûres, car on était en mai seulement, — d’anémones, de nids d’oiseaux, et surtout d’une femme de pierre qu’il avait vue, et dont la pensée excitait en eux à la fois une mystérieuse terreur et un désir ardent.

Émilie et Roger se taisaient, fort songeurs, quand Régine émit un avis timide.

— Entrons, dit-elle, mais seulement pour voir, et puis nous nous en irons tout de suite.

— Oh ! oui, dit Lucette.

— Allons donc ! fit Adalbert, du ton et avec le geste d’un gamin qui a déjà quelque expérience des faiblesses humaines.

— Moi, je me demande, dit Roger, ce que nous dirait le chevalier, si nous le rencontrions. J’ai entendu dire que les nobles étaient fiers et très-méchants, et papa ne les aime pas. Je sais bien qu’à présent ça n’est plus la même chose et qu’ils ne peuvent plus tuer les braconniers ; mais, dame ! nous n’avons pas le droit d’aller chez lui, et…

Il parlait ainsi, d’un ton compétent, en écolier qui sait son histoire ; mais Adalbert savait mieux que lui ce qui se passait au temps présent.

Aussi Adalbert répliqua-t-il :

— On peut toujours tuer les braconniers tout comme autrefois, et les bourgeois tout comme les nobles…

— Allons nous-en, dit Émilie, mais d’un accent peu décidé.

— Je vous dis qu’on ne rencontre jamais le chevalier, reprit Adalbert ; il est toujours dans ses livres ou à la chasse. Bon Dieu ! que de façons !

Sautant dans le fossé, il remonta lentement de l’autre côté par une brèche du mur, du haut de laquelle il se planta en triomphateur, disant à Roger :

— Est-ce que tu montes comme ça, toi ?

— Plus vite ! dit Roger, qui, bouillant à ce défi, l’accepta sans plus de réflexion et fut en deux bonds plus haut qu’Adalbert.

Il jeta alors un coup d’œil autour de lui, et se retournant vers Émilie et Régine :

— C’est joli ! dit-il. Il y a là-bas une belle allée…

Il n’avait pas achevé, que les petites filles étaient déjà dans le fossé et tendaient les mains vers lui. On hissa Lucette par brèche, et nos cinq personnages se mirent à suivre silencieusement la belle allée en jetant des regards un peu craintifs d’abord autour d’eux.

Mais peu à peu la confiance habituelle aux enfants reprit le dessus, et, ne voyant âme qui vive, ni aucune trace de soin et de culture, dans cette belle solitude silvestre, ils oublièrent toute crainte, et de plus en plus avancèrent à l’étourdie, jasant, riant, cueillant des fleurs. Ils étaient là depuis environ une demi-heure, allant de çà, de là, en tout sens, quand Adalbert, qui marchait devant, au détour d’une allée, tout à coup s’arrêta en marquant par ses gestes une grande frayeur.

Émilie pâlit, Régine laissa échapper un cri étouffé, Lucette se serra contre sa sœur, et Roger lui-même, — il n’avait pas neuf ans, se sentit vivement ému, car ils venaient d’apercevoir en face d’eux, tout proche, sous un berceau de feuillage, une forme humaine debout sur une pierre, et qui semblait les regarder fixement. C’est une dame imposante, avec une longue robe traînante, les cheveux relevés, un énorme éventail à la main.

Il faut dire que Bruneray ne possédait pas une seule statue autre que les représentations peinturées et habillées de la Vierge et des saints, qui d’ailleurs, placés dans l’église, constituaient un monde à part, en dehors des réalités. Les enfants furent donc un moment à reconnaître que la dame était en pierre et à revenir de leur effroi. En voyant sourire Adalbert, du moins Roger ne se trompa point sur la malice de son camarade ; il sauta sur lui, le saisit par les épaules et l’envoya rouler sur l’herbe.

— Ah ! c’est une statue ! dit Émilie, se hâtant de reprendre son sang froid.

— Pardi ! c’est la femme de pierre, dit Adalbert. Est-ce ma faute à moi, si vous êtes peureux comme des belettes ?

Il n’y avait que la petite Lucette qui se cachait encore dans la jupe de sa sœur. On la rassura, et tous s’approchèrent avec curiosité de la statue. Ils virent alors, à ses pieds, la tête appuyée sur la première base du piédestal, une autre forme humaine : un enfant, vêtu comme un petit paysan, et qui, le bras replié sous sa tête, semblait dormir.

Un autre moment leur fut nécessaire pour s’assurer que celui-là n’était pas de pierre aussi, et Lucette, de plus en plus étonnée, eut besoin pour cela de toucher ses sabots et le petit bas, qui glissait sous son doigt et qui était bien de laine. Il y avait aussi les joues, qui, si elles se rapprochaient de la pierre pour la fermeté, étaient bien de chair rose pour la couleur. Le petit dormeur était un bel enfant de quatre à cinq ans, superbe de grâce et de santé, dont le visage offrait à la fois l’épanouissement propre aux nourrissons paysans et la finesse de traits qui passe pour appartenir aux races aristocratiques. Un peintre n’eût pas mieux trouvé la pose candide qu’il avait prise de lui-même et à laquelle son costume rustique ajoutait une particulière naïveté.

— Puisqu’il est tout seul avec elle, faut bien que ça soit sa mère, dit Lucette en portant alternativement les yeux sur la femme de pierre et sur l’enfant.

Les plus grands se mirent à rire de la réflexion et n’entendirent pas Adalbert, qui, tout en jetant une pierre par-dessous sa jambe, murmurait en clignant le l’œil, d’un air trop entendu pour son âge :

— Si c’est pas sa mère, c’est sa grand’mère, à ce qu’on dit.

— Oh ! qu’il est joli ! disait Régine en s’agenouillant près de l’enfant endormi. Veux-tu que ce soit notre enfant ? Voyez.

— Et moi ! et moi ! s’écria Lucette, qui avait joui jusque-là du monopole d’être l’enfant de Régine et de Roger.