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il est ici, la petite n’a plus le même air, et précisément elle n’en est pas moins jolie…

— Régine ! Allons donc ! c’est impossible.

— Pourquoi ? Nous les avons laissés trop ensemble. Vingt ans, dix-huit ans, c’est comme des étoupes : le feu y prend.

— Peuh ! une rêverie ! Régine n’est pas si jolie, à côté d’Émilie surtout, et puis Roger est trop raisonnable et trop sensé… Non, non ; il sait bien qu’il ne peut pas épouser Régine, et ce ne peut être tout au plus qu’une velléité qui passera.

Et elle se mit à reparler des perspectives qui lui ouvraient, pour l’avenir d’Émilie, l’arrivée de ces étrangers et le changement qui allait s’opérer dans les conditions d’existence de Bruneray.


II

JEUNES AMOURS.

Ce même soir, Roger, retiré de sa chambre, au lieu de dormir, éprouvait le besoin de se promener. Il avait étouffé dans le salon toute la soirée ; il lui fallait de l’air et du mouvement. Il se sentait frémissant, inquiet, presque malade, et descendit au jardin sans faire de bruit ; car il était près de onze heures, et tout le monde était couché dans la maison. Les soirées étaient encore fraîches, mais cela lui fit du bien ; il arpenta plusieurs fois la longue allée qui allait du perron au bosquet du bout du jardin, puis il fit le tour par les allées de côté. La lune éclairait, tout était calme. Le profil du clocher de l’Église se découpait sur un ciel gris-bleu, et la masse des maisons, à l’entour, semblait assoupie sous la blanche lumière, ainsi que les grands arbres du parc des Vreux et les courbes des collines ; tandis qu’en bas, du côté de la rivière, la plaine était couverte de moelleuses et blanches vapeurs.

Au premier moment, sous l’impression d’un air plus vif, Roger s’était cru remis de son malaise ; mais bientôt il dut reconnaître que si ses nerfs étaient en meilleur état, il n’en gardait pas moins, au fond de lui-même, cette émotion troublante qu’il ressentait depuis le moment où Régine avait jeté un cri de douleur, en croyant le chevalier menacé dans son repos, où en l’embrassant elle avait pleuré. Il avait alors éprouvé comme le coup d’une lame dans le cœur, et depuis une irritation qu’il ne pouvait apaiser, un attendrissement immense mêlé de fureur. Elle était sensible à ce point ! Elle pleurait ainsi, elle ! Et c’était pour le chevalier !

En passant près de la petite porte qui donnait dans le jardin des Renaud, il se sentit plus ému encore et presque suffoqué d’indignation, et, comme il y avait là un petit banc, sa première œuvre de menuiserie, à lui Roger, un petit banc où Régine s’était assise la première, avec tant de plaisir, il s’y arrêta, et, surpris, inquiet, presque indigné de ce trouble si grand et tout nouveau, il prit sa tête dans ses mains en se disant : Voyons, suis-je fou, suis-je malade, qu’est-ce que j’ai ? Je veux le savoir !

Courageusement, nettement, écartant tous les prétextes, il alla droit au fait.

— Oui, pourquoi ai-je tant de peine de ce que Régine a paru si attachée au chevalier ? Moi aussi, j’aime beaucoup le chevalier, et tout à l’heure cependant il me semblait que je ne l’aimais plus, que je le détestais même, et j’en voulais à Régine encore bien plus, comme si elle m’avait fait une injure, un vol !… Pourquoi ?…

Il baissa la tête sur sa poitrine et rougit même dans cette solitude et dans cette ombre, car la réponse était claire : il était jaloux de Régine ; il ne voulait pas qu’elle éprouvât des sentiments vifs pour un autre que pour lui. Cela l’avait mis hors de lui-même, d’abord de la voir pleurer, et puis que ce fût pour le chevalier. D’autant plus que depuis ses vacances, elle ne lui parlait presque plus et le regardait à peine. Il avait déjà cela sur le cœur, et maintenant…

— Ah ça ! mais je suis absurde ! se dit-il, je déménage. Le chevalier a près de cinquante ans, il est horriblement vieux !…

Il s’en voulut d’avoir une telle pensée ; il en rougit. Certainement il ne croyait pas… c’était impossible ! Ce n’est pas que le chevalier ne fût plus jeune et plus aimable que les autres hommes de son âge ; comme il était célibataire, on le citait encore parmi les gens à marier, et même Roger avait entendu un sot propos de café sur la possibilité d’une union entre le chevalier et Régine, qui était sa favorite. Mais cela, encore une fois, c’était absurde. Roger n’en croyait rien du tout, rien ; il était seulement indigné qu’on pût le dire. Mais… mais il n’était pas moins révolté d’une sensibilité si vive chez Régine pour… pour un autre que pour lui.

— Oh ! ce n’est pas pour moi qu’elle pleurerait ainsi ! se disait-il avec irritation en marchant dans la petite allée. Non ! non ! elle m’aimait bien autrefois, mais aujourd’hui, qu’est-ce que je suis pour elle ?… Rien !

Il allait faire le procès à toutes les femmes et les pendre sur ce fait, quand, s’interrogeant tout à coup :

— Eh bien ! quoi ? est-ce que ?… quoi, est-ce que je l’aime, Régine ?

Son cœur, qui bondit dans sa poitrine, répondit, et le pauvre garçon se sentit subitement tout inondé, tout noyé d’amour. À l’idée qu’elle eût ainsi pleuré pour lui, il se sentait ivre, fou ! Régine !… Eh bien ! oui, jusque-là, il n’y pensait pas ; il croyait même qu’il devait épouser un jour une autre femme. Laquelle ? Il n’en savait rien, il ne s’en occupait pas. Il pensait à son avenir comme son père le lui recommandait tant, et jusqu’à ce qu’il eût une position, pas avant vingt-cinq ans, à trente ans peut-être, il ne pouvait penser à se marier avantageusement… C’est ainsi que font les autres. Grand Dieu ! mais avec Régine, comme c’était plus beau et plus doux ! Là, si bien connue, si charmante et si bonne, aimée dès l’enfance ! Là, tout de suite, le bonheur ! Du moins, il faudrait attendre, mais s’aimer en attendant.

L’aimer ! être aimé d’elle ! Voir ses yeux, qu’elle détourne depuis quelque temps, pourquoi cela ? — se fixer sur les miens ! Alors… éprouver ce frémissement indicible, que déjà plusieurs fois… et pouvoir prendre sa main, et la garder dans la mienne !… Et si pourtant cela me fait trop de mal ?… Causer avec elle dans les allées, ne même se rien dire, seuls ainsi, le soir… et quelque fois peut-être… oui, l’embrasser… lui dire : « Ô ma Régine, je… je t’aime !… »

Il s’arrêta, suffoqué d’émotion ; malgré la fraîcheur de la nuit, le sang brûlait dans ses veines. Revenu vers le petit banc, il s’y jeta, et, tout enivré de l’avenir qui se révélait à lui, mais qu’il osait à peine contempler, par une impression de pudeur, de trouble chaste, aussi naturelle au jeune homme honnête qu’à la jeune fille, il se reporta vers le passé pour y retrouver Régine et l’y contempler, à la lumière de l’amour nouveau qu’il avait pour elle.

Il la revit enfant, si gentille et toujours si bonne, et le premier souvenir qui vint à sa pensée fut celui-ci : Ils étaient tous ensemble, c’est-à-dire elle, Émilie, la petite Lucette et Roger, dans le bosquet du bout du jardin ; se demandant : « À quoi allons-nous jouer ? » C’était un dimanche. Régine avait une robe rose courte, avec des pantalons blancs, et sur son cou ruisselaient ses cheveux blonds, que le soleil baignait de lumière. Roger la regardait et la trouvait jolie. Émilie dit : « Jouons au ménage. » Et Régine, de son petit air innocent et doux : « Je veux bien. » Alors, sans y avoir pensé d’avance,