Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/221

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la belle Émilie, avait atteint l’âge de vingt ans, sans avoir encore trouvé un parti sérieux, et le clerc de l’étude, l’unique, tandis que monsieur Nauthonier en possédait trois, osait soupirer pour elle, comme si elle eût été la plus vulgaire des filles de notaire. Ces deux enfants, objet de tant d’orgueil et de si beaux rêves, et qui les justifiaient si bien par eux-mêmes, devaient-ils donc s’étioler dans les vulgarités d’une vie pauvre et mesquine ? Le talent d’Émilie se mourait à l’ombre. On avait espéré le produire chez monsieur Jacot de La Rive, tant à Paris, où ils résidaient une partie de l’année, qu’au château, et l’on avait pu à peine le mentionner ; en deux ou trois visites officielles, il n’y avait pas eu moyen de chanter.

Ce fut Roger qui sauva la situation. Aux grandes vacances, il alla faire visite au château, et du premier coup s’acquit les suffrages de trois des membres de la famille : Madame Jacot, que charmèrent sa bonne mine, sa jeunesse, sa timidité jointe à beaucoup de convenance, et sa conversation intelligente ; mademoiselle Marie Jacot, pour ces mêmes raisons ou pour d’autres ; enfin monsieur Ernest Jacot, étudiant en droit, de même que Roger, mais moins avancé que lui de deux années. Ici l’astre des Cardonnel prenait le dessus sur celui des Nauthonier, l’intrigant n’ayant pu faire que son fils eût plus de quinze ans, ce qui le rendait inapte à l’honneur d’être le camarade sérieux d’un jeune homme arrivé à sa vingt-cinquième année.

Parmi les autres fils de bourgeois qui avaient cet âge ou le dépassaient, aucun ne pouvait entrer en comparaison avec Roger pour l’éducation, les manières et l’intelligence ; Ernest Jacot se lia donc promptement avec le jeune Cardonnel, et dès lors les parents furent également invités et recherchés. Émilie put enfin aborder le piano du château, d’autant mieux qu’à partir de cette époque, l’installation étant complète, on donna des fêtes. et des soirées, et madame Cardonnel vit avec transport le talent et la beauté de sa fille resplendir de tout leur éclat.

Ils étaient naïfs à ce point, les Cardonnel, de croire que tout était là, et que de telles supériorités constatées entraînaient infailliblement l’admiration, les hommages, puis la fortune. Ils l’étaient au point de ne pas même soupçonner l’écueil qu’ils côtoyaient et sur lequel il y avait dix chances pour une qu’ils dussent sombrer : la jalousie de celles mêmes à qui ils donnaient le soin de mettre en lumière les perfections d’Émilie. Par miracle, il n’en fut rien, soit parce qu’Émilie était la sœur de Roger, soit que ces millionnaires sentissent leurs propres charmes trop au-dessus d’attraits mal dotés. Il y avait d’ailleurs entre le caractère fier et royal le la figure d’Émilie et les grâces, moelleuses d’une part, évaporées de l’autre, des dames Jacot, une différence qui excluait presque la rivalité. Elles semblèrent au contraire vouloir se montrer parfaites, et accablèrent la jeune artiste d’éloges et d’encouragements.

— Un pareil talent ne peut pas rester à Bruneray, chère mademoiselle, répétait madame Jacot ; il faut vous faire entendre à Paris. Je veux parler de vous à madame Garcia.

Et Marie Jacot ; prenant de son air cavalier le bras d’Émilie, la reconduisait à sa place en disant à Roger, qui marchait près d’elles :

— Comme vous devez être fier de votre sœur !

Et, se penchant à l’oreille d’Émilie, elle ajoutait :

— Et vous de lui !

Qu’eût pensé Régine de ces derniers mots ? Son cœur n’eût-il pas battu bien fort devant une pareille rivale ? Régine savait tout, car tout se sait à Bruneray ; mais son cœur battait d’une confiance trop haute et d’un amour trop tendre pour ne pas ajouter une foi complète aux serments enthousiastes de son jeune amant. Il n’y avait guère d’ailleurs que monsieur et madame Cardonnel capable de rêver le mariage de leur fils avec l’héritière des Jacot. Marie avait déjà dix-neuf ans et ne devait qu’à sa fantastique humeur de n’être pas encore mariée. Elle se plaisait à jouer dans sa liberté, d’une manière toute féline, avec les hommages des nombreux jeunes gens qui se pressaient autour d’elle, et plus cette liberté était grande et celle humeur fantasque, moins on pouvait compter qu’un jeune homme de vingt-deux ans, sans fortune et sans avenir assuré, fixerait son choix. Roger, quand son cœur eût été libre, aurait eu peine à s’y tromper ; il était aimable et poli pour Marie, avec une cordialité de bonne humeur qui éloignait la pensée d’un trouble secret. Les craintes de Régine ne se fixaient que sur l’avenir, dans la prévision d’une opposition de la famille Cardonnel et, par suite, de sa propre famille à elle, et son seul chagrin présent était de voir trop rarement Roger, que les réceptions, les parties de campagne, lui arrachaient.

Leur amour était devenu plus profond par l’intimité d’une correspondance fréquente. Malgré l’abnégation de Régine, qui consentait à écrire seule, Roger n’avait pu recevoir longtemps ces lettres si pleines, si suaves, si chères, sans être dévoré du besoin d’y répondre. Moins d’un mois après son départ, il avait inséré une lettre pour Régine dans une lettre au chevalier, le priant, par un post-scriptum assez embrouillé, de remettre la lettre secrètement, parce qu’il s’agissait… d’une espiéglerie. Régine un jour avait vu entrer le chevalier dans le magasin, ce qui était rare ; il ne le visitait d’ordinaire que le soir, après la fermeture des auvents. Il avait causé d’abord d’un air indifférent ; puis, à l’entrée de deux clientes, il s’était levé et demandant à Régine des greffes de rose, il l’avait emmenée au jardin, laissant monsieur et madame Renaud aux prises avec la pratique. Lucette les avait suivis ; mais à peine arrivés auprès du rosier :

— Ah ! ma chère enfant, dit le chevalier en fouillant ses poches ; sûrement j’ai laissé ma serpette sur le comptoir. Seriez-vous assez bonne pour l’aller chercher ? Je ne voudrais pas affronter de nouveau les beaux yeux de votre cliente, madame Carron, et surtout sa langue.

Lucette, partit en riant, et la serpette sortit aussitôt de la poche du chevalier en compagnie de la lettre de Roger.

— Vous me faites faire là un beau métier, mes enfants, dit-il en remettant la missive à Régine, qui devint plus rose que les roses et baissa le front jusque sous les rameaux de l’arbuste On ne fait ces choses-là dignement que pour son propre compte ; je gronderai Roger. Encore a-t-il voulu me prendre pour dupe en même temps que pour intermédiaire. Ah ! j’en apprends de belles sur ce garçon-là !

— Que vous êtes méchant, dit-elle en lui lançant furtivement un regard humide et tout brillant d’émotion.

— La serpette n’y est pas, cria Lucette du seuil de la maison, et maman a besoin de moi.

Le chevalier lui montra de loin l’objet retrouvé, et la fillette disparut. Enlevant alors pour témoins les greffes demandées, monsieur de La Barre prit la main de Régine, et l’emmenant plus loin :

— Très-méchant ! répéta-t-il, au point que je vous embrasserais tous deux pour cette idée-là, qui est vraiment bonne. J’ai toujours regardé Roger comme un garçon exceptionnellement intelligent, parce qu’à une capacité réelle il joint une sensibilité de cœur, un tact de sentiment, qui l’emportent vers le vrai et le font rencontrer juste, et je trouve qu’il n’en a jamais donné meilleure preuve. Je serai heureux de votre bonheur, je le suis déjà.

— Que vous êtes bon ! reprit la jeune fille, doucement émue, en marchant le front baissé près du chevalier. Bon ! méchant ! tour à tour, selon que je gronde ou que j’approuve ! Ah ! petite fille, voilà l’égoïsme des