Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/246

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Il éclata de rire ; mais, comme elle semblait décidément fâchée :

— Allons ! dépêchons-nous, dit-il ; j’ai affaire. Voyons, ce sont des excuses qu’il vous faut ; je vous les fais, là ! Mettons que j’ai mal parlé, mais n’oubliez pas ce que j’ai dit.

Et il la pressa de reprendre son bras, qu’elle finit en effet par accepter d’un air boudeur. Cependant l’entretien se rasséréna si bien qu’à la porte du cabinet du directeur Adolphine prit congé d’Adalbert en lui serrant la main ; mais il ne la quitta qu’après l’avoir introduite lui-même près de monsieur Jacot.

Ce que le directeur des forges de Bruneray avait à dire à mademoiselle Adolphine Forel est resté un secret entre elle et lui ; mais ce qu’on apprit beaucoup plus tard, c’est que, peu de jours après, monsieur Jacot, appelant dans ce même cabinet Adalbert Renaud, lui confia une mission pour Paris. Heureux de cette marque de confiance du directeur et charmé d’aller voir Paris, Adalbert sortait en remerciant, quand monsieur Jacot, d’un air négligent, le rappela.

— Dites-moi… à propos… voudriez-vous me rendre un service ?

— Ah ! monsieur le directeur !

Et le zèle d’Adalbert éclatait sur ses traits.

— Vous partez ce soir, à dix heures. Une personne à laquelle je m’intéresse doit partir par le même train. Vous prendrez pour elle un compartiment réservé, et vous l’y ferez monter… seule, bien entendu. De même… il est inutile qu’elle entre dans la salle d’attente, et vous connaissez, assez la gare et les employés pour l’introduire dans le train sans qu’elle soit vue. À l’arrivée à Paris, vous la faites descendre et l’installez à l’hôtel Meurice, rue de Rivoli ; puis vous me télégraphirez dans la journée, — de manière à ce que je puisse partir par le train du soir, — que l’affaire dont je viens de vous charger exige ma présence à Paris. Je compte sur votre discrétion en toutes choses, monsieur Renaud.

— Ah ! monsieur, soyez sûr que je serai digne de votre confiance et que j’en sens tout le prix.

— Tout homme a ses faiblesses, monsieur Renaud, dit alors monsieur Jacot ; pourtant il est bon qu’un directeur ait l’air de ne pas en avoir, surtout dans une petite ville étroite et bigote comme Bruneray. Vous comprenez ? C’est pourquoi je n’ai pas voulu employer mes gens, et pourquoi je vous prie de me rendre ce service d’ami.

Adalbert sortit radieux ; il sentait bien que sa fortune était faite.

Le lendemain, tout Bruneray était en rumeur de la disparition d’Adolphine. Elle avait laissé quelques lignes écrites pour sa mère, où elle lui demandait pardon et rendait sa parole à Gabriel ? Où était-elle allée ? pourquoi était elle partie ? Son billet n’en disait rien, et ne contenait à ce sujet que des phrases vagues et romantiques. Elle promettait seulement à Marianne qu’elles se reverraient un jour.

Marianne fut désolée. D’abord elle aimait sa sœur ; puis, selon le préjugé très-vif encore dans les campagnes et les petites villes qui rend toute la famille solidaire des fautes ou des vertus, mais surtout des fautes de ses membres, elle rougissait de la conduite de sa sœur et n’osait plus se montrer.

Gabriel eut un accès de désespoir et de fureur pendant lequel il jura qu’il méprisait toutes les femmes et ne se marierait jamais. Il accusait Ernest de La Rive du rapt d’Adolphine, et se serait emporté à le provoquer sans les admonestations du chevalier et surtout sans les larmes de Marianne, qui le suppliait de ne pas faire un plus grand éclat, de ne pas lui causer encore plus de chagrin. Comme elle avait pris de l’empire sur lui par sa raison et sa bonté, elle seule le calmait un peu et souvent le soir, il se glissait chez elle, où, parlant de la fugitive, ils pleuraient ensemble.

C’était en effet sur monsieur Ernest que s’étaient portés les premiers soupçons, mais ils ne purent durer devant le dépit très-vif qu’il éprouvait lui-même de la fuite d’Adolphine. Il était allé chez elle commander une belle douzaine de chemises, dont il avait fait largement le prix, et il avait été très-gracieusement reçu. Maintenant le prétexte, c’est-à-dire la commande, restait au profit de Marianne, et l’objet véritable de sa générosité lui échappait. Lui aussi maudissait la coquetterie féminine et répétait à Roger d’un air profondément dégoûté :

— Décidément je n’ai pas de chance dans ce pays !

Il va sans dire que l’imagination des gens de Bruneray ne s’arrêta pas au seuil de ce mystère. Toutes les suppositions possibles et impossibles furent faites, et l’on remarqua tout d’abord la coïncidence du départ d’Adolphine et de celui d’Adalbert. Mais, comme Adalbert, revint, après un séjour à Paris très-court et qu’il resta des mois sans y retourner, ces bruits tombèrent. D’autres soupçons s’élevèrent alors du sein d’un groupe de démagogues que le progrès avait enfantés à Bruneray entre autres nouveautés perverses, et dont Gabriel naturellement faisait partie. Mais, vu précisément cette détestable origine, et que ces soupçons offensaient la moralité du monarque de la contrée, le bienfaiteur du pays, comme l’appelaient les propriétaires et les commerçants, tous les esprits bien pensants les repoussèrent avec indignation, et ils ne servirent qu’à prouver la perversité du parti capable de les concevoir. Madame Carron, quant à elle, ne s’égara pas longtemps à chercher le véritable auteur de la perte d’Adolphine.

— Voilà, s’écria-t-elle, ce que nous amènent ces diaboliques inventions de gaz, de télégraphe et de chemin de fer !

À quoi monsieur Nauthonier répliqua par un mot plein d’esprit, qui fit le tour de la ville

— Dites plutôt ce qu’ils nous emmènent.

Malgré cela, il resta prouvé, dans le cercle dévot de la petite ville, que le progrès des lumières était en raison directe des progrès du mal en ce monde. Au moins était-il heureux que ces choses, puisqu’on ne pouvait les empêcher, fussent dirigées par un homme de bien tel que monsieur Jacot de La Rive, un homme si pieux et si bienfaisant, qui avait fait réparer le maître-autel, et venait d’envoyer de Paris un si beau tableau, une Madeleine, pour la Chapelle du Sacré-Cœur.

À la fin de septembre, tout se trouvait prêt pour le départ de mesdames Carbonnel et de Roger, que le grand avocat acceptait pour secrétaire. Pendant tout ce temps, les relations étaient demeurées suspendues entre les Renaud et les Cardonnel, malgré quelques avancées, d’ailleurs faibles et maladroites de la part de ces derniers.

— Nous ne pouvons cependant pas partir sans leur dire adieu, déclara madame Cardonnel, qui maintenant qu’elle allait emmener son fils et le lancer dans le grand monde, pleine de confiance et d’espoir, ne songeait plus qu’au regret de laisser son mari privé des soins et de la société des bons voisins.

On prit donc un grand parti, ce fut d’aller tous ensemble faire la visite d’adieu. La solennité d’une démarche en corps empêcherait les explications, et tout se passerait plus simplement.

Un soir donc, à l’heure où se fermait la boutique, après dîner, Lucette, qui était sur le seuil de la maison, au jardin, vit la petite porte s’ouvrir et paraître, l’un après l’autre, madame et monsieur Cardonnel, Émilie, Roger. Elle sauta dans la chambre où étaient ses parents et leur jeta d’un souffle haletant la grande nouvelle. Tout fut sans dessous ; monsieur Renaud devint coquelicot et se précipita sur la table pour y prendre un verre d’eau, en écrasant un jurement dans sa gorge. Madame Renaud jeta son tablier de cuisine et défripa sa robe, en pâlissant et en portant la main à son cœur. Plus pâle encore, Régine voulut s’enfuir,