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Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/248

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mon nom retentira par toute la France et par conséquent en Europe ! Revenir comblé d’honneurs, de richesses, et lui dire : « Ô ma Régine ! c’est pour toi ! »

Au-dessous de ce duo ravissant, chantait le cœur des concitoyens de tout rang, dont les voix ne laissaient pas que d’être chatouilleuses et douces. Des sourires se jouaient sur les lèvres du rêveur, et les battements de son cœur se précipitaient à flots puissants vers l’action, vers la lutte, qui devaient lui conquérir ce flamboyant idéal.

Cette émotion même, cette force de volonté, lui donnaient confiance. Pourquoi n’eût-il pas cru en lui-même ? Il était intelligent, actif, instruit. Dans toutes ses études jusque-là, il s’était distingué ; souvent, presque toujours, il avait été le premier : chose que d’après les recommandations paternelles, il considérait comme de son honneur et de son devoir. Quand des concurrents, intelligents aussi ou opiniâtres, l’avaient parfois devancé, grâce à des efforts énergiques, acharnés, il avait ressaisi ce rang précieux ou l’avait du moins disputé avec avantage. Eh bien, il ferait encore ainsi, et vaincrait de même. Force intellectuelle, santé, volonté : que faut-il de plus ?

Dans le wagon de deuxième classe qui les emportait, se trouvait un autre jeune homme à figure également rêveuse, sur laquelle se jouaient aussi de vagues sourires, et plus d’une fois, en y jetant les yeux, Roger crut voir le reflet de ses propres pensées. Seul de sa bande, il restait muet. Cependant, le wagon s’étant à une station à peu près vidé, et madame Cardonnel ayant profité de ce moment pour ouvrir le panier qui renfermait le repas économique de la famille, on se mit en communication avec le voisin, et madame Cardonnel le força par ses instances d’accepter un fruit. De même fit-elle pour une jeune personne d’apparence modeste et timide, qui complétait le personnel du wagon. La conversation devint alors générale, et les présentations se firent indirectement.

La jeune personne était une fleuriste de Chaumont, dont les productions imitaient si bien la nature, qu’on lui avait assuré qu’elle ferait fortune à Paris. Elle y avait une parente qui devait la faire placer dans l’un des meilleurs ateliers ; elle verrait ensuite ce qu’elle pourrait faire, et, dès que cela lui serait possible, elle s’établirait à son propre nom. Là-dessus, ses deux lèvres s’ouvraient sur les dents blanches, et il passait dans ses yeux un nuage ; au travers duquel on démêlait vaguement des équipages à la porte d’un magasin splendide, où trônait une patronne gracieuse, habillée de soie et de dentelles, échangeant contre des pièces d’or guirlandes et bouquets. Madame Cardonnel voulut bien accueillir avec bonté les confidences de l’ouvrière et ne pas lui en vouloir de son état ; elle était elle-même si contente de rouler vers Paris qu’elle avait besoin de causer et de s’épancher.

— Eh bien ! dit-elle, nous pourrons vous acheter quelques échantillons de votre talent… allant cet hiver dans le grand monde.

— On faisait l’hiver dernier beaucoup de couronnes, dit Émilie.

— Oui, mademoiselle. Oh ! j’en ai fait de charmantes. En lilas, c’est d’un joli !

— Il te faudra des couronnes, dit la mère en regardant sa fille ; elles te vont si bien ! Puis cela sied au talent.

— Ah ! mademoiselle est peut-être…

— Ma fille a un grand talent musical, mais elle ne le produit que dans les salons.

— Ah ! mademoiselle est bien heureuse ! C’est si beau !

L’orgueil d’Émilie recevait ces compliments d’un air nonchalant ; mais la joie, le rêve, l’espoir, contenus en elle n’en perçaient pas moins sur ses traits.

À la station suivante, arrêt de vingt minutes ; les deux jeunes gens descendirent et se promenèrent ensemble sur le trottoir en fumant. Une affinité de situation pressentie les poussait aux confidences. Roger dit, sauf Régine, tout ce qu’il avait à dire. L’autre se nommait Alcide Gaudron. Il était fils d’un greffier de Langres, avait fait de bonnes études commerciales, et se rendait à Paris pour être commis dans un grand magasin de nouveautés. Il avait une figure de bonne humeur, large, ronde et franche.

— Voilà, dit-il : à présent, il faut absolument faire fortune. Mon père ne pouvait pas sacrifier beaucoup pour mon éducation, j’ai pris le commerce ; avec de l’ordre et de l’intelligence, c’est encore là où l’on peut gagner le plus. Toutes les carrières sont encombrées, il est partout difficile de parvenir. J’ai pris mon parti. Ça n’est pas brillant comme la magistrature ou la politique ; mais, si je puis me retirer, à quarante ou quarante-cinq ans, — j’en ai vingt, — dans ma petite ville, avec une jolie retraite pour ma vieillesse et de quoi faire une belle position à mes enfants, moi, je ne suis pas ambitieux, je n’en demande pas davantage. Maintenant je suis fixé ; je vois ma vie devant moi, là, toute unie, dame ! sans grandes aventures… Je reste dans la même maison j’y remplis bien mon emploi, je suis assidu, rangé, consciencieux. Je fais les affaires du patron, qui m’accorde un intérêt dans la maison et plus tard me donne sa fille. Alors, je prends le magasin à mon tour et me retire quand j’ai fait ma pelote. Voilà ! Ce n’est pas brillant, comme je le disais ; mais c’est encore assez gentil. Que voulez-vous ? tout le monde ne peut pas être ministre ou empereur. Il n’y a qu’une chose qui me taquine.

— Laquelle ? demanda Roger.

— Vous me direz que c’est bête. Je sais qu’il faut être positif ; le principal est de faire ses affaires. Mais, que voulez-vous ? on a pourtant ses idées et ses sentiments… Je me demande si la fille du patron sera jolie.

Roger se mit à rire.

— Là ! vous vous moquez de moi, ce n’est pas bien. Dame ! je voudrais aimer ma femme : ce n’est pas défendu.

— Non, certes, dit Roger en souriant ; mais alors il ne faut pas d’avance épouser la fille du patron.

— Oh ! je ne dis pas. Cela dépendra de beaucoup de choses. Je ne veux pas vendre mes sentiments… Mais enfin il faut bien se faire un plan d’avenir…

Il était fort neuf, mais très-naïf ; peu logique, mais bon garçon. La jeunesse et la franchise s’attirent réciproquement, et Roger ne le quitta point sans lui demander son adresse, lui-même n’en ayant point encore.

— Ce n’est pas une personne à voir, dit à cela madame Cardonnel ; mais il paraît honnête, et il n’est pas mauvais d’avoir des connaissances partout.

Dans la même pensée, elle prit l’adresse de la parente de la jeune fleuriste, et promit à celle-ci de lui donner de l’ouvrage et de la recommander dans le grand monde.

Paris ! Ce fut dans un silence plein d’émoi qu’ils franchirent les fortifications, roulèrent en gare et montèrent en fiacre. Il faisait nuit, les rues et les becs de gaz, se succédèrent sous leurs regards avides et respectueux. Ils montèrent l’escalier de l’hôtel avec l’émotion de gens qui pénètrent dans un sanctuaire, et se couchèrent avec l’impatience d’être au lendemain.

Leur première impression fut celle de presque tous les provinciaux, celle de presque tous voyageurs, devant les lieux vantés à outrance : ils ne trouvèrent pas que ce fut si grand ! Cela tient avant tout à ce que l’imagination humaine dépasse toujours ses propres créations, mais aussi à ce que toute grandeur est affaire de proportion. À Paris, vu la largeur des rues, maisons ne sont pas plus hautes qu’ailleurs ; la transparence de l’air y manque aux monuments. Enfin, pour arriver à goûter les plus belles œuvres de l’art, il faut une initiation et de l’étude. Ces raisons expliquent